246 rester rue Gorki. » Je répliquai : « Mais ce logis est aussi le musée Fadéiev. » Paraskoune m'interrompit : « Qu'est-ce que ça peut faire que ce soit le musée Fadéiev? C'est la superficie qui nous intéresse.» Je compris alors que pour les Paraskoune - qui sont aujourd'hui les maîtres - Fadéiev n'est rien de plus qu'un nom ayant appartenu à l'aristocratie soviétique au moment où eux-mêmes aspiraient à y accéder. Le mot de Paraskoune (« c'est la superficie qui nous intéresse») est peut-être pour Fadéiev la plus dure des condamnations, car il émane de quelqu'un qui a les mêmes origines sociales que lui. * * * Pour un citoyen soviétique, l' Ordre de Lénine a une très grande valeur. C'est la plus haute distinction accordée par l'Etat. La médaille est en or avec, au centre et en relief, l'effigie de Lénine en platine. A l'origine, le titulaire la portait simplement épinglée sur sa poitrine; par la suite, on y ajouta un ruban. Dans les années 30, c'était une décoration aussi rare que précieuse. Un jour, la Zaria Vosloka, alors organe du P.C. de Transcaucasie, publia en dernière page une petite annonce insolite d'après laquelle une médaille de l'Ordre de Lénine avait été perdue; récompense était promise à la personne qui la rapporterait au journal. Qu'on veuille bien se rappeler qu'à l'époque, un communiste pouvait être exclu du Parti, sinon jeté en prison, s'il égarait sa carte d'adhérent. Or il s'agissait d'une décoration et, qui plus est, l' Ordre de Lénine. Naturellement, des bruits commencèrent à courir dans Tiflis et le fautif fut bientôt découvert, en l'occurrence Galaktion Tabidzé, « poète du peuple» de Géorgie qui, comme on ne tarda pas à l'apprendre, avait perdu sa médaille dans quelque taverne au cours d'unè beuverie. La fièvre qui s'ensuivit était grande, mais finalement Tabidzé fut pardonné et reçut même, paraît-il, un duplicata de sa médaille. Jusqu'à un certain point, cet incident caractérise bien Tabidzé. Je me le rappelle, quand j'étais encore enfant et que nous courions derrière lui dans la rue. Plus tard, il se laissa pousser la barbe et la moustache, mais auparavant, sa figure rasée avait toujours été, même dans son enfance, ronde et bouffie, un peu féminine. Il était de taille moyenne, mais par la suite il prit de l' embonpoint. Sa voix était rauque, comme celle d'un homme qui boit. Il avait une drôle de manière de marcher, comme s'il ne pouvait avancer qu'en zigzaguant - probablement parce qu'il était constamment ivre. Mais qu'un poète s'enivre, que ce soit en Géorgie ou ailleurs, cela n'a rien d'extraordinaire : les muses sont souvent en bons termes avec Bacchus et, en BibliotecaGino Bianco IN MEMORIAM Géorgie, les gens boivent du vin, car l'eau n'est pas toujours bonne. J'ai grandi parmi les poètes géorgiens du groupe symboliste les « Trognes bleues», tels que Titsian Tabidzé, Paolo Iachvili et Nicolas Mitchichvili; tous buvaient beaucoup, et cela ne les empêchait pas d'écrire de beaux poèmes. Galaktion, cependant, était différent; il se tenait à l'écart et avait peu d'affinités, intellectuelles ou littéraires, avec les hommes que je viens de nommer, bien que, dans sa jeunesse, il ait été un moment emballé par les symbolistes et les impressionnistes. Sans doute fut-il l'un des poètes les plus adulés de Géorgie et sa popularité ne se limitait pas aux salons littéraires. Il fut le seul à recevoir le titre de « poète du peuple» de Géorgie - et il le méritait. Ses vers étaient à la portée de tous; on les récitait par cœur dans les rues et dans les villages. Ils étaient mis en musique dans toute la Géorgie. En 1933, il fut nommé membre de l'Académie des sciences de Géorgie. A partir de ce moment, il se mit à écrire des vers très orthodoxes, notamment sur le « Grand» Staline, et s'adonna de plus en plus à la boisson. En 1937, Titsian Tabidzé fut arrêté; Paolo Iachvili se tua d'un coup de feu; Nicolas Mitchichvili, le romancier Djavakhichvili et beaucoup d'autres furent emprisonnés. Or Galaktion restait en liberté, écrivait de nouveaux panégyriques de Staline et buvait. Un jour je le trouvai couché dans la rue, chose qu'on voit rarement en Géorgie; peut-être se doutait-il de ce qui l'attendait. Là encore la même question se pose : Galaktion Tabidzé avait-il mis sa foi en Staline, le servait-il parce qu'il croyait que « l'aube d'une vie nouvelle» était apparue, ou s'agissait-il d'un compromis, dans le langage de Pétrarque, entre sa conscience et la réalité? Et là aussi la réponse est la mêine : il y avait en lui un mélange incroyable de foi et d'incrédulité. Les deux tendances existaient en même temps, mais cela ne pouvait durer bien longtemps. Au début de 1959, la Zaria Vosloka annonça sa mort sans autre commentaire. Parurent ensuite des notices nécrologiques, des souvenirs sur Tabidzé, des extraits de ses poèmes. Des fonctionnaires de l'Etat et du Parti, voire une délégation de Moscou assistèrent aux obsèques. Les oraisons funèbres ne manquèrent pas non plus, mais on ne souilla mot de l'essentiel : que le « poète du peuple» s'était, à 65 ans, suicidé; qu'il s'était jeté de la fenêtre de son logis, qu'il l'avait fait sans être en état d'ivresse et (fait significatif) que les ambulanciers qui vinrent le ramasser furent aussitôt suivis de fonctionnaires de la Sûreté, qui mirent sous scellés toutes ses archives, comme il en avait été auparavant des archives de Gorki, de Pilniak et de bien d'autres.
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