Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

I. KROTKOV les trois derniers mois de sa vie, Fadéiev avait cessé de boire (ce qui avait surpris tout le monde) et, qu'en outre, il s'était préparé de longue main au geste fatal : il avait visité les lieux et les amis qui lui étaient chers, comme s'il eût voulu leur dire adieu. Mais la véritable cause de son suicide fut celle-ci : quand commença la réhabilitation des victimes de Staline, certains de ceux qui avaient été arrêtés et déportés avec l'approbation de Fadéiev revinrent à Moscou. Parmi eux se trouvait un écrivain que je désignerai par M., première lettre de son nom, qui traita publiquement Fadéiev de canaille et lui cracha au visage. Fadéiev aurait pu avaler l'insulte : d'autres le firent, et même en souriant. Mais M., qui avait supporté toutes les misères des camps staliniens et avait survécu, était rentré à Moscou. Là, il avait dénoncé publiquement Fadéiev, puis il s'était pendu. Il aurait fallu être le dernier des hommes pour ne pas ressentir le coup. Fadéiev était hanté par ses victimes, mais ce n'était pas tout. En 1954, il avait publié quelques chapitres de son nouveau roman la Grande Métallurgie, où il tentait de magnifier l'épopée des travailleurs soviétiques. Il y avait longtemps travaillé; or cette œuvre épique était tout simplement fictive, la documentation remise à Fadéiev par les services qu ministère intéressé étant dénuée de toute valeur. Son travail avait été vain. L'important, cependant, n'était pas l'inutilité de l'effort, mais le fait que Fadéiev comprenait soudain qu'il était fini en tant qu'écrivain, qu'il avait perdu la vision réelle de la vie, lui avait substitué une vue artificielle qui, l' écartant de la vérité, le faisait patauger dans l'alchimie du Parti (chose évidente après la publication de la Jeune Garde rédigée, elle aussi, sur des données historiques douteuses). Il me souvient d'une conversation que j'eus avec une paysanne de Pérédelkino : « Fadéiev, me dit-elle, m'appelait son amie et nous bavardions souvent ensemble. Ce jour-là (du suicide) je l'ai rencontré par hasard près de la villa Bakhmétiev, et il m'a dit : "Ils sont en train de tout assassiner. Le berger a ses soucis, l'acteur a son rôle et qu'a !'écrivain? Sa petite idée; et sais-tu, ils la tuent cette petite idée, ils la tuent. " Hélas, lui aussi s'est tué.» J'ai appris à Pérédelkino que, les dernières années de sa vie, Fadéiev aimait une ouvrière appelée Klava. C'était une belle fille qui travaillait dans une cantine et habitait non loin de là, dans son baraquement. Elle élevait un enfant et avait du mal à joindre les deux bouts. Son mari était sans doute mort à la guerre et Fadéiev l'aidait. Cette femme a peut-être été son dernier refuge moral. Nul ne sait ce qu'il a pu lui dire. Après sa mort, elle obtint une chambre à Moscou où elle BibliotecaGino Bianco 245 disparut dans la foule. Elle a été le dernier témoin de sa vie. Le jour fatal, après le repas du soir, Fadéiev s'installa dans son cabinet de travail à Pérédelkino et écrivit deux lettres, l'une à sa femme Stépanova, actrice du Théâtre des Arts de Moscou, l'autre au Comité central du Parti. Puis il s'étendit sur son divan et se tua d'un coup de feu. L'urne contenant ses cendres a été placée, si je ne me trompe, dans le mur du Kremlin. Lorsque Michel Cholokhov, arrivé à l\1oscou, téléphona à Vorochilov, alors président du Soviet suprême, pour lui demander des détails sur la lettre adressée au Comité central, Vorochilov, bien entendu, couvrit d'injures le défunt, ajoutant : « Si vous saviez ce qu'il nous a écrit, vous ne poseriez pas de question.» Plus tard, le poète Alexandre Tvardovski s'adressa dans le même sens à Khrouchtchev qui répondit : « Dans le Parti, camarade Tvardovski, certains secrets sont réservés à deux ou trois personnes.» Ainsi, personne pour ainsi dire ne connaît le contenu de la lettre envoyée par Fadéiev au Comité central dont il fit partie trente-huit ans. Il en circule néanmoins une version, qui a pris forme avec le temps; selon cette version, reconstituée d'après plusieurs témoignages, ce qui lui donne une certaine véracité, Fadéiev aurait écrit laconiquement : « J'ai visé, en tirant, la politique de Staline, l'esthétique de Jdanov et la génétique de Lyssenko.» ...Le cours de la vie est parfois singulièrement sinueux. Au coin de la place Maïakovski et de la rue Gorki à Moscou, non loin de l'endroit où la jeunesse soviétique manifeste de plus en plus fréquemment contre la politique totalitaire du pouvoir, se trouve un immeuble habité par de grands personnages. Au-dessus d'une des entrées, on voit un basrelief représentant Fadéiev. Là se trouvait son appartement, aujourd'hui transformé en musée. De 1961 à 1963, j'eus à m'occuper des constructions coopératives pour le Syndicat des travailleurs du cinéma. Ces travaux sont contrôlés et financés par le gouvernement et il n'est pas possible, même en y mettant le prix, d'obtenir le logement qu'on désire; la surface dite habitable allouée à chacun est strictement limitée et si l'on veut obtenir un logement plus grand que celui qu'on occupe, les difficultés sont presque insurmontables. Le fils de Fadéiev s'étant marié avec l'actrice Ludmila Gourtchenko, il s'affilia avec sa femme à notre coopérative. C'est ainsi qu'il m'échut d'appuyer leur demande d'achat auprès du service du logement de mon arrondissement. Un certain Paraskoune, vice-président du soviet local, un gros type au cou gras et aux joues rouges, venant n1anifeste1nenl de la « base», me dit en ricanant : « Vous perdez votre temps. Ils peuvent

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