Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

TROIS SUICIDES par Iouri Krotkov SERGE EssÉNINE, poète de la nature russe, débauché, génial, s'est pendu à Léningrad. Plus tard, à Moscou, Vladimir Maïakovski, se hérissant comme une bête traquée, se tua d'un coup de revolver. Au plus fort de la terreur stalinienne, Béria offrit à Paolo Iachvili, poète géorgien unique par ses improvisations, de se trahir lui-même ou d'être arrêté et torturé par le N.K.V.D. Le poète préféra tourner son fusil de chasse contre lui-même. Au cours de la dernière guerre, l'admirable poétesse Marina Tsvétaïéva, ex-émigrée rentrée depuis peu en Russie, mit fin à ses jours dans la petite ville de Iélaboug. Le destin de chacun d'eux était, dans une certaine mesure, lié au destin de la Russie, de ses peuples, et marqué d'un signe des temps. Chez chacun d'eux la personnalité et le sens élevé de la vie se heurtaient à quelque chose qui, inéluctable comme la mort, les envahissait du dehors, suscitant en eux un conflit déchirant, des contradictions insurmontables. Il est possible que, dans leur entourage, beaucoup n'aient pas été moins doués, mais ils capitulèrent et, cédant à la peur, étouffèrent la voix de leur conscience, la voix du cœur, du moins un certain temps, et d'aucuns à jamais. Dès lors, l'intransi.:. geance de ces quatre : Essénine, Maïakovski, Iachvili et Tsvétaïéva, apparut comme un reproche permanent aux âmes pusillanimes et comme l'expression typique de leur intransigeance, l'exceptionnel ayant souvent tendance à se généraliser. Toutefois si la tragédie de ces quatre écrivains a fait l'objet jusqu'à un certain point d'études approfondies, et en admettant qu'elle appartienne au passé, on ne saurait dire qu'on ait beaucoup parlé ou écrit, en U.R.S.S. ou à l'étranger, du suicide d'écrivains tels qu' Alexandre Fadéiev, Galaktion Tabidzé et Valentin Ovetchkine. Suicides relativement récents, qui ont pris place dans la« course à l'éternité» engagée par les quatre autres. Leur geste BibliotecaGino Bianco révèle le même conflit entre l'individu et l'Etat (souvenons-nous du Cavalier de bronze de Pouchkine), entre !'écrivain et le pouvoir, en y ajoutant un conflit plus spécifique, s'appliquant à une époque, entre l' écrivain communiste et le Parti, car Fadéiev et Ovetchkine en ont été des membres très orthodoxes pendant de nombreuses années. On ne soulignera jamais assez que ces trois derniers suicides, comme les quatre précédants, n'eurent rien de commun avec les suicides, disons ordinaires, commis sous le coup de la neurasthénie, d'une crise éthylique, de revers personnels, de malheurs matrimoniaux, d'une peur de la misère, etc. On ne peut non plus, qu'il s'agisse des uns ou des autres, les attribuer à la bohème ou à la drogue. Non, leur cause fut essentiellement sociale. idéologique : dans chaque cas, on se trouve devant un ensemble de troubles émotifs profonds et complexes, engendrés par le conflit entre le rêve et la réalité. C'est quant à leur signification face à la « réalité soviétique» que nous essaierons ici de compléter ce que le lecteur occidental a pu savoir de ces trois suicides; l'auteur de ces lignes croit être suffisamment qualifié à cet égard car, jusqu'à une période relativement récente, il a évolué dans les cercles littéraires moscovites. Avant tout, il faut préciser que la tentative de suicide de Valentin Ovetchkine a échoué, les médecins lui ayant sauvé la vie. Il est décédé de mort naturelle en 1967 à Tachkent ce qui, pour notre propos, n'importe guère. , * * * Alexandre Fadéiev, auteur de la Débâcle, du Dernier des Oudègués, de la Jeune Garde, était connu dans toute l'Union soviétique. Dans les cercles littéraires, on l'appelait « le Maréchal», ce qui caractérisait bien sa place dans la littérature soviétique. Il fut pendant

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