/. KROTKOV préoccuper de la « réputation» de son mari; étant donné qu'il avait passé ces trois jours ici, sans essayer de dissimuler sa présence, qu'y avait-il à craindre de plus? Je remarquai alors un jeune homme qui portait une chemise à carreaux et un calot brodé; il était mince, de taille moyenne, le teint basané. Personne ne le connaissait, mais il était extraordinairement affairé, comme si la lourde tâche de l'organisation lui avait été confiée. On pouvait le voir partout, assurant l'ordre, retenant la foule, donnant des instructions; plus tard, il aida à porter le cercueil et fut particulièrement actif au cimetière. Quelques jours plus tard, je demandai à Zinaïda Nicolaïevna si elle le connaissait et elle me répondit : « Je ne sais rien de lui, mais je l'ai également vu donner des ordres. Il y avait tellement de gens qui donnaient des ordres ... Je ne sais qui les a autorisés à agir ainsi.» Lénia me dit qu'il l'avait remarqué, il y a longtemps, au Conservatoire, un jour où il avait assisté à un récital avec son père. A son avis, le jeune homme surveillait Pasternak ... Il n'y eut que quelques couronnes : celles de la famille, d' Asmus et du Litfond. Mais beaucoup de fleurs : lorsque la tombe fut comblée, elle fut recouverte par une montagne de fleurs, surtout du lilas. Quand on transporta le cercueil dans la cour, il y eut un moment pénible : la porte étant trop étroite, tous les efforts pour le sortir furent vains. C'est alors que surgit un ancien chauffeur de Pasternak que Zinaïda Nicolaïevna avait renvoyé pour malhonnêteté; saisissant à lui seul une extrémité du cercueil, il fit en sorte de le sortir dans la cour. Un autobus bleu attendait au-dehors. Lorsque le cercueil arriva à la grille, j'étais dans la cour et, avec Sviatoslav Richter (qui avait continué de jouer jusqu'à la dernière minute) et quelques autres, je coupai par le potager. Faisant peu de cas des dommages que nous provoquions probablement dans le jardin, nous remarquâmes une certaine agitation autour de l'autobus. Comme nous approchions, celle-ci cessa et les portières claquèrent; le cercueil resta au-dehors. Peu après, j'appris que l'entrepreneur des pompes funèbres, le jeune homme au calot, d'autres gens encore, avaient essayé de faire entrer le cercueil dans l'autobus, comme cela avait été prévu, mais que la foule avait protesté et insisté pour porter le cercueil à pied, jusqu'au cimetière distant d'un kilomètre et demi. Toutes les tentatives des autorités pour l'en dissuader demeurèrent vaines. Les obsèques proprement dites ont été décrites de façon suffisante dans la presse occidentale, mais on peut ajouter quelques BibliotecaGino Bianco 235 détails significatifs qui cependant, de par leur nature même, seront difficilement appréciés par un observateur occidental. Paustovski ne prononça pas d'allocution sur la tombe, car il tenait à peine debout. Asmus fit un discours courageux; l'acteur Goloubtsov récita quelques vers de Pasternak et une tirade plutôt confuse fut prononcée par un étudiant du séminaire de théologie de Zagorsk (quelque chose sur la chrétienté et la « recherche de Dieu»). Les autorités firent de leur mieux pour que cette cérémonie ne se prolongeât pas, craignant qu'elle ne tournât à la manifestation politique. Le danger existait sûrement. Le pilote retraité cria : « C'est Khrouchtchev qui a assassiné Pasternak!» D'autres clamèrent : « Le jour est proche où le Docteur Jivago sera publié !», « Le nom de Pasternak vivra toujours 1» Lorsque quelqu'un tenta de faire taire ces cris une clameur générale s'éleva : « C'est encore la gendarmerie. Qu'ils sortent d'ici ! Hors d'ici !» Les sifilets cessèrent. Asmus était blanc comme linge. Je remarquai comment un journaliste étranger, s'étirant de son mieux, essayait d'enregistrer ces voix avec le micro de son magnétophone de poche. Si son enregistrement a donné quelque chose, il doit avoir une valeur historique inestimable car, à ce moment-là, la colère populaire était sous-jacente. Une pensée traversa mon esprit : si cette colère éclatait vraiment, elle balayerait tout devant elle et ni la milice ni les mitrailleuses n'y pourraient rien. (Plus tard, j'appris que le pilote avait été arrêté et emmené à Moscou dans un side-car de la police. Il fut relâché deux jours après.) Tout s'apaisa, non parce qu'Asmus avait réclamé l'ordre avec insistance, mais à cause de la présence de Pasternak. Chacun sentait que ce n'était pas le moment des manifestations, mais seulement du chagrin ... Dans la foule, je remarquai quelques écrivains de Moscou qui n'avaient pas pris le risque de se montrer à la datcha, mais s'étaient mêlés au public au cimetière. Boris Yampolski, Alexandre Krémenskoï, même « l' orthodoxe» Atarov étaient présents; il y avait également de nombreuses épouses d'écrivains, celle d'Ehrenbourg, de feu Lougovski, de Léonov, de Selvinski, de Pogodine et d'autres. (Lorsque le cortège funèbre passa devant la datcha de Selvinski, Ilia en personne se tenait devant la clôture : devenu un vieillard, il n'était pas encore guéri d'un infarctus; néanmoins, il était sorti dans le jardin pour voir passer le cortège.) J'ai appris que les écrivains avaient été convoqués à Moscou, le jour des obsèques, à une réunion du Parti, pour des raisons évidentes. Quoi qu'il en fût, il est exact que
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