234 Il fut décidé que la« réunion» funèbre serait ouverte par Asmus et qu'à celui-ci succéderait Paustovski, qui avait proposé lui-même de prononcer quelques mots. Entre-temps, dans l'immeuble administratif de Peredelkino, Constantin Voronkov, un autre directeur délégué du Litfond appelé Tarakanov et les officiels du Comité de sûreté de l'Etat discutaient des mesures à prendre pour faire face à la situation. Ils se retrouvèrent là toute la journée du lendemain. Des agents de la Sûreté avaient été placés à des points stratégiques pour régler les mouvements de foule et les encombrements de la circulation. Une parente de Voronkov, Nadièjda, directrice adjointe de notre Maison des écrivains et que nous appelions Chpionikha (!'Espionne), était particulièrement active et s'efforçait d'avoir l'œil à tout. Se joignant à tous les groupes d'écrivains qu'elle pouvait repérer, elle écoutait les conversations, posait des questions insidieuses et, en général, essayait de découvrir ce que ressentaient les gens à propos de la mort de Pasternak. Cette tâche lui avait, bien entendu, été assignée par Voronkov qui en avait été chargé par le Comité central, c'est-à-dire par Polikarpov lui-même. Aucun de ces personnages « supérieurs» n'a paru en personne à la datcha de Pasternak; ils s'en tinrent à la préparation de leur plan avec l'aide d' Ary et de Iélison. Ainsi que la presse occidentale l'a relaté, un avis apparut sur un des murs de la gare de Kiev, à Moscou, annonçant : « Le grand poète Pasternak est mort» et indiquant la date et l'heure des obsèques. (Il s'agit de la gare d'où partent les trains électriques en direction de Peredelkino.) Evidemment, l'affiche fut arrachée par la police, mais elle fut remplacée peu de temps après par une autre. La nouvelle de la mort de Pasternak et de son enterrement s'était répandue comme le feu à une traînée de poudre parmi les étudiants de la capitale. Les femmes de deux célèbres poètes géorgiens, Guéorgui Léonidzé et Simon Tchikovani, arrivèrent de Géorgie par avion. Bien que les deux hommes aient entretenu des relations amicales avec Pasternak, ils avaient évidemment décidé de ne pas courir le risque de venir eux-mêmes. Au même moment, cependant, un autre poète géorgien, Iosif Noneichvili, faisait son apparition. Vêtu d'un élégant costume américain (il revenait d'un voyage aux Etats-Unis), il s'entretint longuement avec Zinaïda Nicolaïevna qu'il connaissait, faisant de son mieux pour découvrir tout ce qu'il pouvait. J'appris plus tard qu'il avait été envoyé par la Sûreté, car on savait qu'il collaborait avec ses services secrets. Etant donnée la réticence de la plupart des écrivains pour assister aux obsèques, sa présence fut remarquée, car il est assez connu comme poète; mais il semblait n'avoir aucun scrupule. BibliotecaGino Bianco IN MEMORIAM Il est difficile de dire combien de personnes étaient présentes, mais il devait y en avoir plusieurs milliers. gens de tous âges, prof essions et classes sociales. Les agents de la Sûreté avaient fait leur apparition très tôt le matin et, tout au long de la cérémonie, ils ont dû être quelques centaines ou plus, indépendamment de la police en uniforme. L ORSQUE j'arrivai au domicile des Pasternak, il y avait déjà foule. Un pilote militaire retraité, un commandant qui était présent la veille, titubait, légèrement ivre, sous les arbres et déclamait par cœur des vers de Pasternak. Il s'arrêtait parfois et lançait à la cantonade : « Dans l'armée de l'air, on aime Pasternak ... » Je remarquai également la présence des écrivains Korneï Tchoukovski, Vsevolod lvanov et Veniamine Kaverine, ainsi que celle de Boris Livanov, un acteur du Théâtre des Arts de Moscou. En face de la véranda, entourée de sa fille et de ses amis, Olga Ivinskaïa, avait le visage rougi par les larmes; elle ne tenta pas de pénétrer dans la maison - au début en tout cas. Il y avait également de nombreux correspondants étrangers, la plupart d'entre eux malheureusement « à pied d'œuvre». Le fils que Zinaïda Nicolaïevna avait eu de son premier mariage, le célèbre pianiste Stasik Neigauz, était assis devant le grand piano dans la chambre de sa mère et jouait la marche funèbre de Chopin. Plus tard, il céda sa place à Sviatoslav Richter et au célèbre Ioudine. Il y eut de la musique pratiquement sans interruption. Le dernier morceau qui fut joué était, si je ne m'abuse, le trio pour piano de Tchaïkovski aux accents duquel Pasternak était né, comme il avait coutume de le dire. Les fenêtres étaient ouvertes et la musique planait dans la cour. Le cercueil se trouvait maintenant dans la salle à .manger, recouvert de fleurs. La procession funèbre défila devant le cercueil et ressortit dans la cour par la cuisine, mais comme de nombreuses personnes essayaient de rester, la salle à manger s'emplit tellement qu'il fut bientôt impossible de se mouvoir. La femme de Paustovski et moi-même étions pressés contre le mur. Les parents et les amis intimes se tenaient près du cercueil et je me souviens en particulier d'avoir vu Boris Livanov, les yeux rougis de larmes. La femme de Paustovski me dit son inquiétude au sujet de son mari : il n'avait pas dormi la nuit précédente et son cœur lui donnait du souci; elle était particulièrement préoccupée par son intention de prononcer un discours sur la tombe. Par contre, elle semblait ne pas se
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