Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

/. KROTKOV obsèques. Il déclara que le Lilfond prendrait les frais à sa charge (en cela, il suivait manifestement les instructions émanant d'une autorité supérieure) et il insista pour que tous objets de valeur et autres risquant d'être emportés comme souvenirs soient retirés de toutes les pièces de la maison. Il demanda que le bureau de Pasternak soit fermé à clef et que chacun« ouvre l'œil». Le lendemain matin, le cercueil fut placé dans la salle de musique, qui avait été vidée de son contenu. Dans la cour, il y avait une douzaine de personnes, amis et connaissances de la famille, ainsi que quelques journalistes étrangers dont un Français qui, muni d'un appareil de photo, attendait d'être reçu pour prendre le premier cliché. Stanley Johnson arriva, vêtu de noir et portant une corbeille de fleurs. L'allure assez raide, il s'avança vers l'escalier et demanda, en mauvais russe, où il devait déposer les fleurs. Puis, pendant une minute ou deux, il demeura silencieux. Derrière un groupe de membres de la famille rassemblés dans le couloir, je pus apercevoir le corps de Pasternak reposant dans la salle de musique. Je fus saisi par le fait que son visage ne semblait pas différent de celui d'un autre mort. Tout ce qui, de son vivant, avait rendu son expression si frappante avait maintenant disparu. Son visage, petit, semblait ne plus lui appartenir. Un moment, j'eus même l'impression que ce n'était plus Pasternak. La mort avait effectivement pris ses droits. Soudain, sur le seuil, apparut une femme, une paysanne russe typique rappelant celles des peintres Maliavine, Kasatkine et les peredvijniki du siècle dernier : elle était vêtue d'une longue jupe et d'un caraco blanc immaculé, un foulard à pois noué autour de la tête et, aux pieds, des chaussures d'homme ordinaires. Elle devait avoir soixante ans ou davantage, son visage était ridé, elle tenait dans ses mains osseuses et brunes un unique brin de lilas, aussi frais que si elle venait de le cueillir dans un buisson en passant. Le frère de Pasternak l'arrêta et lui demanda où elle allait. Elle répondit simplement : « Voir Boris Léonidovitch. » Chacun regarda et la laissa passer, comme elle approchait doucement du cercueil. Ayant déposé le brin de lilas aux pieds de Pasternak, elle se tint immobile, en silence, sans une larme, pendant quelques minutes, fixant les Lraits du défunt. On peut se demander ce qu'elle pensait à cette minu Le précise; quelles pouvaient êlre les réflexions d'une paysanne ordinaire? En un tel momenl, tout autre aurail pensé à une foule de choses, à l'époque, au régime, à la lilléralure, à l'eslhélique, à la BibliotecaGino Bianco 233 mort, à la grandeur de l'esprit humain. Elle ne pensait à rien de tout cela, bien sûr; pourtant, j'eus l'impression que toutes mes pensées et mes émotions de l'heure étaient insignifiantes et absolument déplacées par rapport à son état d'esprit à elle. Telle qu'elle se tenait là, immobile et silencieuse, comme l'œuvre d'un sculpteur, elle était un symbole vivant de l'amour chrétien, de la bonté de l'âme humaine qui demeure en chacun, indépendamment de la culture, de l'éducation ou du talent. Lorsque le Français fut autorisé à photographier le mort, il se produisit un incident fâcheux, bien que les personnes en cause n'en fussent pas responsables. Zinaïda Nicolaïevna se dirigea vers le cercueil et, se tenant près de la tête de Pasternak, elle appela son fils Lénia. Celui-ci, absorbé par des préoccupations intérieures et indifférent à ce qui se passait autour de lui, ne voulut pas bouger; alors sa mère le prit par la main et l'attira vers elle. Lorsqu'elle fit ce geste, je l'entendis murmurer : « Il faut que cela soit ainsi, tu comprends?» Le Français prit quelques photographies, les premières de Pasternak mort, avec sa veuve et son plus jeune fils auprès du cercueil. Pourquoi fallait-il que « cela soit ainsi?» A cause d'Ivinskaïa et de sa fille, parce que Evguénia Vladimirovna elle-même, la première femme de Pasternak, réclamerait une part de l'héritage et parce que Zinaïda Nicolaïevna savait qu'en Occident les bruits et les interprétations les plus invraisemblables se répandraient à ce sujet. Ces photographies seraient la preuve que Pasternak s'était éteintJ en présence de sa femme et de son plus jeune fils. On imagine sans peine quel effort de volonté il fallut à Zinaïda Nicolaïevna pour accomplir ce geste. Au dehors, la foule devenait de plus en plus dense. Avec la fille de Paustovski, j'entrai dans la cour de la datcha de Vsevolod Iva nov pour prendre un autre banc. Le même jour, le journal Literatoura i Jizn publia un avis de décès laconique concernant le « membre du Litfond de !'U.R.S.S.» Boris Pasternak. On ne pouvait que se réjouir de penser que ce congédiement honteux et bref d'un écrivain russe de cette importance ne pouvait blesser Pasternak lui-mèn1e. Il reposait dans son cercueil et sa femn1e l'avait revêtu de ses meilleurs habits : un costun1e démodé qui avait apparlenu à son père et qu'Alexei Sourkov avail rapporté d'Angleterre quelques années auparavant (apparc1nment, ce costu1ne élail le seul que possédù l Pasternak), et les chaussures anglaises ayant également appartenu à son prre.

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