Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

232 accompagné de sa femme, la première femme du dramaturge Arbouzov et de la fille de sa femme. Paustovski alla s'asseoir aux côtés de Zinaïda Nicolaïevna, à la demande de celle-ci. Les yeux remplis de larmes, Paustovski dit : « Le trente et un mai est le jour de mon anniversaire : le jour où je suis né et le jour où Boris Léonidovitch est mort.» Paustovski avait très bien connu Pasternak sans être vraiment un ami intime. Il me semblait qu'il était venu ici parce que cela avait une grande signification pour sa conscience, en un temps où peu d'écrivains auraient le courage de faire de même. A ses yeux, le fait de passer ces trois jours ici revenait à déclarer à tout le monde que, pour lui, Pasternak était plus important que toute la politique, que les campagnes de persécution et que la médiocrité ambiante; que, pour lui, Pasternak était synonyme d'honneur, de liberté, de vie, un moment essentiel de la littérature russe. Osipov et Voïnov se séparèrent. Plus profondément averti de la situation, Osipov était assis au bord d'une marche, non loin de nous, tandis que Voïnov, faisant les cent pas dans la cour, regardait sans cesse les fenêtres de la datcha. A parler franc, ils avaient tous deux une allure d' « hommes du Comité de sûreté de l'Etat». Paustovski les remarqua et, ne les connaissant pas personnellement, demanda tranquillement : « Quoi, ces gaillards sont là pour nous, déjà?» Peu après, à la Maison des écrivains, je répétai ces paroles à Osipov et Voïnov. Quelle ne fut pas leur indignation! Et pourtant, à sa façon, Paustovski avait vu juste : « Les gars du K.G.B.» firent bientôt leur apparition à Peredelkino et occupèrent des postes d'observation favorables. Ce même matin il y eut l'autopsie et les spécialistes prirent un masque en plâtre ainsi qu'un moulage de la main droite du cadavre. A midi, Ary Davidovitch arriva du Litfond. Entrepreneur des pompes funèbres du « Fonds», c'était un personnage plutôt insolite. Depuis deux ou trois décennies, il avait enterré tous les écrivains moscovites décédés. Chaque fois que sonnait le téléphone sur son bureau du Litfond, ses collègues savaient que quelqu'un était mort : « Allo? Qui? Quand? A la suite de quoi? Très bien, j'arrive.» A Moscou et à Peredelkino, les gens l'évitaient comme si c'eût été un spectre; pourtant, il avait les joues roses avec une petite barbe, il était gai et compétent. Avec son air affairé, il apporterait le compartiment frigorifique, prendrait ]es mesures du corps, commanderait un cercueil et des couronnes mortuaires et ferait à la presse les déclarations nécessaires. Il se trouva BibliotecaGino Bianco IN MEMORIAM qu' Ary Davidovitch avait enterré le fils de Zinaïda- Nicolaïevna et, maintenant, il lui fallait faire la même chose pour Boris Léonidovitch; il savait, bien sûr, que cette fois ce serait une cérémonie peu ordinaire. Pasternak avait demandé des obsèques religieuses et il voulait être enterré au cimetière de la « chapelle patriarcale». (Naturellement, on vit apparaître une foule de correspondants étrangers qui, avant toute chose, voulaient savoir s'il y aurait un service religieux. Dans mes conversations avec quelquesuns d'entre eux, je fus constamment interrogé sur ce point mais, à ce moment-là, je ne pouvais donner de réponse définitive. Finalement, un service eut lieu à onze neures du soir. Seuls les parents et les amis intimes y assistaient. Personne d'autre n'en fut informé, afin de ne pas compliquer une situation déjà difficile.) Entre-temps, Paustovski était allé à Moscou et, comme je l'appris plus tard, avait demandé une réunion du présidium de l'Union des écrivains. Là, il proposa que Pasternak fût immédiatement réintégré comme membre de l'Union afin d'avoir tles funérailles qui lui étaient dues. D'après ce que l'on a pu savoir, Sourkov, secrétaire général de l'Union, se rendit alors au Comité central du Parti pour y rencontrer D. Polikarpov, directeur de la section culturelle; il fut ensuite reçu par Souslov qui interdit formellement la réintégration de Pasternak à l'Union des écrivains. Je ne sais pas si Khrouchtchev en fut informé. Il me souvient du bruit qui avait couru à Moscou quelque temps auparavant : Khrouchtchev aurait un jour demandé au poète Alexandre Tvardovski, « Est-il vrai que Pasternak soit un bon poète?» Tvardovski, membre du Parti, aurait répondu : « Nikita Serguéïevitch, les gens disent que j'ai du talent. Eh bien, même si cela est vrai, je peux vous dire que je n'arrive pas à la cheville de Pasternak.» On dit également qu'après le scandale du prix Nobel et les persécutions infligées à Pasternak, Khrouchtchev aurait déclaré · « Je ne pardonnerai jamais cela à Sourkov. » (Ce qui porte à se demander : qu'est-ce que Khrouchtchev ne pouvait pardonner à Sourkov? Les campagnes de persécution n'étaient-elles pas dirigées par des personnages plus haut placés, par Polikarpov? Toute cette affaire n'était-elle pas entre les mains du groupe influent composé de Kotchetov, Gribatchev et Sofronov? Lorsque Semitchastny, ,le président du Comité de la sécurité de l'Etat, attaqua Pasternak, n'essayait-il pas de jouer le jeu de Khrouchtchev?) A midi arriva le directeur-adjoint du Lit- {ond, Iélison. Derrière les portes closes, il s'entretint longuement avec Ary et Zinaïda Nicolaïevna, au sujet de l'organisation des

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