230 Néanmoins, le service médical du Kremlin continua de fonctionner; non seulement les infirmières, mais également oxygène, piqûres et médicaments en provenaient. J E ME RENDAIS chez les Pasternak tous les jours, arrivant vers dix heures, et m'asseyais dans le jardin ou dans la cour jusqu'à midi. Une ou deux fois, Nina me rendit visite à la Maison des écrivains, amenant avec elle Lénia, le plus jeune fils de Pasternak. Ensemble, nous utilisions la ligne directe de Moscou pour téléphoner à un médecin. Dans la cour des Pasternak ou devant la datcha, on pouvait voir tous les jours bon nombre d'étrangers, journalistes pour la plupart. Ils venaient aux nouvelles deux fois par jour, matin et soir, Chaque fois qu'ils faisaient leur apparition, un mot faisait le tour de la famille Pasternak : « Les ailes sont encore là.» (Cela à cause des lignes élancées qui, à l'époque, caractérisaient ces véhicules américains dans lesquels la plupart des correspondants arrivaient à Peredelkino.) Alexandre Léonidovitch, le frère de Pasternak, sortait pour les accueillir : il était pour ainsi dire chargé des relations publiques. Parlant quelques mots d'anglais et d'allemand, il recevait les étrangers poliment et avec dignité, mais quelquefois survenaient des incidents irritants. Un jour, le journaliste américain Stanley Johnson arriva accompagné d'un photographe corpulent et roux, bardé de cameras. Pendant qu'ils attendaient dans la cour, le photographe commença à jouer avec les chiens, menant grand tapage. Irina Nicolaïevna protesta très vivement et Johnson fit une remarque à son collègue. Parfois, j'aidais Alexandre Léonidovitch à s'occuper des correspondants occidentaux les plus encombrants. Certains, par contre, .étaient pleins de tact. En causant avec deux Américaines notamment, je compris que la maladie et la proximité de la mort de Pasternak était pour elles quelque chose de plus que l' « information» habituelle. Je me souviens avoir vu, pendant l'enterrement, l'une de ces femmes tout en noir qui pleurait, près d'une fenêtre de la salle de musique (c'est là que Pasternak s'était alité au cours de sa dernière maladie). Durant ces derniers jours, seules quelques rares personnes étaient autorisées à se rendre au chevet de Pasternak. L'une d'elles était le poète et traducteur Nicolaï William-Velmond, ami de Pasternak depuis l'enfance. Quelques années auparavant, les relations entre eux s'étaient gâtées par suite d'une dispute concernant un contrat pour la traduction BibliotecaGino Bianco IN MEMORIAM d'une tragédie de Schiller. Maintenant, William-V elmond venait à Pasternak et lui tendait la main. Pasternak lui sourit faiblement et dit doucement : « Merci Kolia. Écris quelque chose sur moi après ... » William-Velmond n'y manqua pas, mais ses souvenirs n'ont pas encore été publiés. Le premier jour de mon arrivée à Peredelkino, en rentrant de chez les Pasternak, je rencontrai Mikhaïl Papava, talentueux scénariste de cinéma, lauréat d'un prix Staline. Son obsession du jeu sous toutes ses formes était démentie par un comportement absolument imperturbable. Il venait d'arriver de Moscou par le train électrique pour rendre visite à son ami le prosateur Atarov. Je lui parlai de la maladie de Pasternak et il répondit, avec un haussement d'épaules indifférent, « Vraiment? Comme c'est fâcheux ... » Puis il passa son chemin. La condition de Pasternak empirait d'heure en heure. Nina me dit qu'il avait rétréci, que son teint devenait couleur de parchemin, qu'il murmurait au lieu de parler, mais que ses yeux avaient conservé leur éclair d'intelligence et que ses lèvres souriaient. Il fallait le nourrir par des moyens artificiels. Sa femme, en présence de son frère et de Nina, demanda à Pasternak si elle devait appeler Olga lvinskaïa à son chevet, mais Pasternak refusa. Ivinskaïa était la secrétaire littéraire et aussi l'amie intime de Pasternak. Tous les jours, elle se rendait à la datcha et attendait devant la grille. Les médecins et les infirmières allaient vers elle, lui faisaient un bref rapport et la renvoyaient en larmes. Nina me dit également que vers la fin Pasternak eut une crise prof onde de conscience. Il lui demanda de lui administrer sa dernière communion, car il voulait absolument se confesser. Pour cela, Nina acheta un récipient spécial, se procura certaine herbe et prépara une infusion. Très tôt dans la matinée, elle se rendit à son chevet et l'aspergea avec ce liquide. 'Puis elle dit: «Je n'ai jamais péché envers vous et si vous n'avez jamais péché envers moi, j'ai le droit de vous donner la communion.» Pasternak fit un signe de la tête et ses yeux s'emplirent de larmes. Elle continua : « En Géorgie, sainte Nina pardonna aux gens leurs péchés, je peux donc vous pardonner les vôtres, mais vous ne devez rien me dire, je ne pourrais supporter que vous me disiez quoi que ce soit ... Vous pouvez vous confesser à vous-même.» Pasternak inclina encore une fois la tête. Sur l'insistance de Nina, il se signa deux fois avec un faible mouvement de la main. Nina me dit que tout cela lui avait, de toute évidence, beaucoup soulagé l'esprit. (Qui peut le dire? Et qui sait
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