I. KROTKOV En pénétrant dans la cour de la datcha des Pasternak (qu'ils louaient au Litfond), je remarquai immédiatement que l'atmosphère était tendue. Plusieurs personnes se tenaient dans la cour, le chauffeur attendait au pied de l'escalier. Hésitant à entrer, je fus accueilli par Nina Tabidzé. Les larmes aux yeux, elle me dit : « Je crois que Boris a un cancer, mais n'en parlez pas à Zina ... » Zinaïda Nicolaïevna, la femme de Pasternak, apparut avec, derrière elle, deux personnages à l'air important qui, après avoir parlé pendant un moment, prirent la route dans la voiture des Pasternak. C'étaient deux cardiologues qui venaient tous les jours. L'un d'eux était le célèbre Fogelson. Chacun recevait cinquante roubles par visite, somme énorme; cependant, on pouvait s' estimer heureux qu'ils consentent à sortir de Moscou, car ils avaient suffisamment de malades en ville qui payaient les mêmes honoraires. Nina me présenta à Tata, fille du poète Ilia Selvinski, et à son mari. Ils avaient apporté un certain nombre de médicaments étrangers qui restaient du traitement de leur père, ami intime de Pasternak, et récemment guéri d'un grave infarctus. Le frère de Pasternak, Alexandre Léonidovitch, et sa femme, Irina Nicolaïevna, étaient là également. Nous parlions à mivoix. L'atmosphère était étonnamment calme et cependant tendue : chacun avait le sentiment d'être prêt à agir en cas de besoin, car il y avait encore de l'espoir. Je mis ma voiture à la disposition des Pasternak, ce qui leur en fit trois : leur Volga, leur Moskvitch et ma propre Volga. Parmi les personnes que je vis, il y avait les deux fils de Pasternak, Lénia et J énia, et la femme de ce dernier, Alena, fille de l'académicien Chpet; la première femme de Pasternak, Evguénia Vladimirovna; le médecin du Litfond, Anna Naoumovna, femme extrêmement sensible et sympathique; enfin quelques infirmières. Au-dehors, le temps était merveilleux, ensoleillé et chaud. On entendait le vrombrissement des avions décollant de l'aéroport de Vnoukovo qui se trouve à proximité. Dans le jardin, tout était vert, tout embaumait et, malgré l'atmosphère calme, les deux chiens des Pasternak jouaient dans la cour, excités par cette affluence inhabituelle. Nina et moi quittâmes les autres et elle me raconta comment cela avait commencé. Elle était restée avec les Pasternak pendant plus de deux mois et, lorsqu'elle décida de se rendre à Tbilisi pour assister à la soirée littéraire de l'Union géorgienne des écrivains en l'honneur de son mari, Zinaïda Nicolaïevna envisagea de l'accompagner pour prendre un peu de repos. Le dimanche de Pâques, Renate II., une poétesse del' Allemagne de l'Ouest, était arrivée BibliotecaGino Bianco 229 à Peredelkino pour rendre visite aux Pasternak; dans la soirée, Pasternak qui avait beaucoup apprécié sa visite accompagna lui-même Renate à la gare. Plus tard, elle revint pour la journée et Pasternak offrit de l'accompagner au Grand Théâtre quelques jours plus tard, mais sa femme lui conseilla d'y renoncer à cause de son état. Cette fois encore, il accompagna Renate à la gare; lorsqu'il revint après deux heures d'absence environ, il semblait très fatigué. Dans l'entrée, il fut incapable de retirer son manteau et, comme Nina l'aidait, il dit : « Mon Dieu, comme ce manteau est lourd 1 » Un peu plus tard! il prit Nina à part et lui dit: « Nina, ne dites rien à Zina, mais j'ai un cancer ... un cancer du poumon.» Le lendemain, il garda la chambre. D'abord, les médecins diagnostiquèrent une sténocardie, puis un infarctus. Les premiers médecins appelés venaient du Litfond dont Pasternak faisait toujours partie malgré son exclusion de l'Union des écrivains; plus tard, sa fen1me fit appel à d'éminents spécialistes, pour son propre compte. Pasternak ressentait une douleur violente et constante à l'épaule, mais le plus grave, c'est qu'il s'affaiblit très rapidement et devint de plus en plus maigre. Le taux d'hémoglobine dans son sang diminuait de façon sensible. Lors d'une des premières consultations, le professeur Popov demanda à Zina Nicolaïevna si Pasternak souffrait de maux d'estomac. Ce fut la première fois que l'on soupçonna explicitement un cancer. Sans en parler à Pasternak qui s'y serait formellement opposé, ni à sa femme, Nina se rendit à la datcha voisine pour voir Constantin Fédine avec qui elle avait été en très bons termes. (Pasternak avait définitivement rompu avec Fédine lorsqu'il reçut le prix Nobel.) Nina informa Fédine, qui était toutpuissant dans les cercles littéraires soviétiques et devint plus tard secrétaire général de l'Union des écrivains, de la maladie de Pasternak et lui demanda son aide pour tout ce qui était nécessaire dans l'ordre de l'assistance médicale. Fédine écrivit immédiatement à Constantin Voronkov, un secrétaire de l'Union des écrivains et homme en vue au Comité central du Parti, à la suite de quoi arrivèrent à la datcha des infirmières et des médecins de l'hôpital du l(remlin. Néanmoins, Anna Naoumovna resta au chevet de Pasternak jusqu'à la fin. Les médecins proposèrent de transporler le malade à l'hôpital du I{remlin, n1ais il refusa. Il dit à sa fe1nme : « Je veux mourir à la maison, au milieu de ma famille. Je vou délivrerai très bienlôt de tout souci et de toule peine, n1ais je ne veux pas aller à 1\Io - cou.» En cela, il fut soutenu par F ogelson.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==