T. SZAMUELY d'un bout à l'autre de l'Ukraine, la police procède à des arrestations innombrables. Les jeunes intellectuels - universitaires, poètes, journalistes, scientifiques - sont particulièrement visés. Après de durs interrogatoires et une ultime mise en garde, nombre d'entre eux sont libérés. Mais beaucoup sont inculpés et jugés. On les fait comparaître pendant les premiers mois de 1966, isolément ou par petits groupes. Mesurées à l'aune soviétique, les sentences sont cette fois relativement légères - cinq ou six ans de travaux forcés dans la plupart des cas. Il est vrai que les chefs d'accusation sont moins graves : il s'agit tout au plus de lecture ou de diffusion d' « écrits nationalistes subversifs ». Parmi les textes incriminés figurent le discours prononcé à Washington par le président Eisenhower à l'inauguration du monument à la mémoire de Chevtchenko - et un message du pape Jean XXIII. Mais en déclenchant cette nouvelle vague de répression, le pouvoir commet une faute majeure. Au lieu de mater l'opinion, il l'exaspère. Partout le mouvement de protestation gagne en ampleur. Les dates des procès sont révélées à l'avance, si bien que les tribunaux sont assiégés, le jour de l'audience, par une foule de manifestants qui bouscule les gardiens et accueille les inculpés avec des bouquets de fleurs et au cri traditionnel de slava ! (gloire). Les condamnations prononcées à l'issue de débats où sont bafoués tous les principes du droit, même soviétique, produisent sur l'opinion l'effet exactement contraire de celui qu'escompte le pouvoir. Même dans les milieux jusque-là les plus fidèles au régime souffle un vent de fronde. Pour l'Ukraine, c'est décidément la fin d'une léthargie maintenue quarante ans durant par la terreur. Pour Moscou, le coup le plus dur est incontestablement la levée du voile, l'exposition au grand jour de la situation véritable en Ukraine. Le journaliste ukrainien Viatcheslav Tchornovil, âgé de vingt-neuf ans, est chargé de rendre compte de certains des derniers procès à la radio et à la télévision de Kiev. Comme on s'aperçoit que quatre des accusés sont de ses amis, on l'invite à témoigner contre eux. Il refuse et est traduit en justice. Bouleversé par tout ce qu'il a vu et subi, il décide de réunir sur les procès de ces dernières années une documentation aussi complète que possible. BibliotecaGino Bianco 227 Au cours de l'été 1967, un exemplaire du Livre blanc de Tchornovil passe la frontière ; il parait l'année suivante à Paris en langue ukrainienne. On y trouve la biographie de vingt des condamnés de 1965-66, de larges extraits des débats, des lettres expédiées de divers camps punitifs, des textes inédits, etc. Parmi les ouvrages de référence sur l'Ukraine parus depuis la guerre, aucun sans doute n'est plus précieux. Et le témoignage de Tchornovil se trouve constamment confirmé et renforcé par la documentation qui afflue désormais en Occident - en provenance aussi bien d'Ukraine que des camps russes où sont détenus des Ukrainiens. Seuls ceux qui ont vécu sous la domination bolchévique sont à même de juger du courage qu'il a fallu à Tchornovil pour jeter à la face du Premier secrétaire du Parti communiste d'Ukraine les vérités que voici : « Sans l'émancipation des esprits et des volontés, la satisfaction intégrale des besoins matériels n'est pas le communisme. C'est seulement une prison où l'on mange un peu plus ... Il se peut que de notre temps encore on proclame l'avènement du communisme, comme on a déjà proclamé la république souveraine d'Ukraine, et les libertés, et la légalité socialiste. » L'auteur du Livre blanc n'ignorait pas les risques courus. Arrêté en août 1967, il fut jugé le 15 novembre suivant - huit jours après la commémoration, dans le monde entier, du cinquantième anniversaire de l'insurrection d'Octobre - et condamné à trois ans de travaux forcés pour propagande antisoviétique. (La peine aurait été depuis réduite de moitié, par application de la loi d'amnistie proclamée à l'occasion de l'année jubilaire). Quoi qu'en aient les successeurs de Staline, l'Ukraine d'aujourd'hui n'est plus celle que tenait en bride leur maître. Comme l'écrit de son camp l'historien Valentin Moroz, sous le titre évocateur « Chronique de la Réserve Béria » : « Nous sommes à un tournant : c'est la débâcle des glaces, de la terreur qui figeait la vie spirituelle de la nation. Ils n'ont pas fini de mettre les gens sous les verrous, de les déporter à l'Est. Mais cette fois les victimes ne sont pas condamnées à l'oubli. Pour la première fois, et à la stupéfaction du K.G.B., l'opinion s'insurge. » TIBOR SZAMUEL y. (Traduit de l'anglais.)
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