T. SZAMUELY jamais fait partie de l'Empire des tsars, tout ce qui touche à la Russie n'inspire qu'incompréhension, aversion et refus. En revanche la nouvelle génération des intellectuels ukrainiens a été formée dans les écoles soviétiques et l'homogénéité nationale dont ils ont conscience est d'essence tout autre. Ces Ukrainiens « nouveau style » sont imprégnés de culture russe non moins profondément que de celle de leur pays. Dans leurs écrits clandestins ils citent Herzen et Tchernychevski non moins que Chevtchenko et Ivan Franko - et se réfèrent plus volontiers à Daniel et à Siniavski qu'à Bandera ou à Choukhévi tch. La nouvelle résistance ukrainienne est le fruit des événements tumultueux qui ont marqué l'ère post-stalinienne. Pour la première fois depuis 1917, une authentique opinion indépendante se manifeste en Ukraine, que les épigones de Staline, discrédités et affaiblis, ne réussissent pas à étouffer - ce qui ne les empêche pas d'intensifier leurs efforts de russification. Le résultat, c'est, comme l'écrit le jeune critique ukrainien Ivan Djiouba, « un large processus spontané, protéiforme et autogénérateur : la réaction de défense d'une nation clairement menacée d'être rayée de la famille des hommes ». Comme le rappelle Djiouba, cette réaction de défense se manifeste aux niveaux les plus divers : dans l'action des groupes clandestins anticommunistes ; dans les écrits semi-clandestins des jeunes écrivains ; voire dans les milieux littéraires les plus officiels - où de temps à autre une voix se fait entendre en faveur des droits de la culture ukrainienne. Certains des courants qui agitent actuellement l'intelligentsia russe ne sont pas foncièrement dissemblables. Mais chez les Ukrainiens le sentiment est plus vif, les revendications formulées avec bien plus de netteté. De plus, à l'encontre des Russes, les Ukrainiens se réclament d'idées positives : l'intégrité et l'indépendance de leur nation. Un tel programme peut paraître singulièrement primaire (ni plus ni moins que ceux des autres mouvements d'émancipation nationale de notre temps), mais il présente l'avantage d'être à même de rallier des hommes de tous les bords et de toutes les convictions. Or c'est cela précisément qui fait encore cruellement défaut aux dissidents russes d'aujourd'hui : une idée simple et nette, qui les sortirait de leurs interrogations angoissées sur le « retour à la légalité », la « démocratisation » et l' « idéal léniniste ». Comme d'autres mouvements du même ordre, le nouveau nationalisme ukrainien conserve un BibliotecaGino Bianco 225 grand nombre d'aspects traditionnels. A cet égard il est frappant que cette fois encore, ce soit un poète qui occupe le centre de la scène. Il s'agit de Vasyl Symonenko, mort en décembre 1963 à l'âge de vingt-neuf ans. Homme d'un rare talent, son nom est déjà légendaire en Ukraine ; la jeunesse notamment en a fait un véritable héros national. Les autorités communistes, qui du vivant de Symonenko n'ont cessé de se méfier de lui, voire de l'outrager, tentent à présent de l'annexer à leur cause. Depuis sa mort en effet, elles ont fait publier nombre de ses œuvres - mais sous forme tronquée; et elies ont cherché, sans grand succès, à doubler le culte populaire d'une sorte de culte officiel. Le pouvoir n'a traduit l'inquiétude que lui inspirait l'influence « malsaine » du poète qu'à la suite de la publication à l'étranger, en 1965, d'un recueil de vers non censurés et du journal de Symonenko. Pour comprendre l'attitude du pouvoir et l'enthousiasme de la jeunesse, il suffit peut-être de citer ces quelques lignes, tirées des « Obélisques de granit » où le poète évoque la situation de son pays après quarante-cinq ans de domination soviétique : Dans le cimetière des illusions percées de balles La place manque pour d'autres tombes encore Par milliards les croyances ne sont plus que poussière Par milliards les bonheurs sont brisés en morceaux ... Lors d'une réunion tenue à Kiev en janvier 1965 à l'occasion du trentième anniversaire de la naissance du disparu, Ivan Djiouba, qui l'avait fort bien connu, déclara devant une assistance fort nombreuse où l'on remarquait plusieurs personnalités du monde littéraire officiel : « Vasyl Symonenko est d'abord et surtout le poète de l'idée nationale ... Cette idée est pour nous, aujourd'hui, une réalité : la nation socialiste d'Ukraine devenue Etat pleinement souverain, notre culture pleinement autonome. » De tels propos n'ont sans doute pas été entendus en public depuis l'écrasement de l'Ukraine indépendante. Le défi ne tarda pas à être relevé. Tout un groupe d'amis de Symonenko, dont Djiouba et le critique Svitlytchni, furent arrêtés pour avoir fait parvenir les manuscrits du poète en Occident. Ils restèrent incarcérés pendant plusieurs mois. Mais décidément les remèdes policiers traditionnels ne suffisaient plus. Dès septembre 1966, Djiouba libéré revenait publiquement à la charge. C'était à Babi Yar - où les hitlériens, un quart de siècle plus tôt, avaient massacré soixante mille Juifs originaires de Kiev.
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