R. PIPES à leurs langues maternelles. Chez les Ukrainiens, les Géorgiens et les Ouzbeks, comme parmi les autres minorités importantes, la russification ne marque aucun progrès significatif. Or dans les républiques en question, il se trouve que l'administration et l'enseignement sont assurés en grande partie par des autochtones ; la population y est donc mieux à même de résister à la pression linguistique exercée par l'autorité centrale et par les Russes installés sur place. Certes, la majeure partie des cadres autochtones est bilingue, mais par lui-même ce bilinguisme ne témoigne d'aucune tendance à l'assimilation. Qu'on se réfère une fois encore à la situation dans d'autres régions coloniales. Du temps de la domination britannique, les nationalistes indiens les plus farouches se servaient de l'anglais comme seconde langue, et dans l'Inde d'aujourd'hui, l'anglais demeure la langue officielle du parlement. De même les dirigeants algériens ne renoncent pas à l'emploi de leur langue maternelle lorsqu'ils s'expriment en français. L'anglais chez les uns, chez les autres le français, sert de moyen de communication avec le monde occidental ; pour les cadres de l'Azerbaïdjan ou de la Tadjikie, le russe joue un rôle du même ordre. Ainsi les données linguistiques ne permettent pas de se prononcer avec assurance sur l'assimilation des minorités. Il est permis toutefois de souligner que ni les bribes d'information qui nous parviennent de source soviétique, ni l'expérience historique dans les autres empires ne permettent de croire aux progrès de la russification. En pareille matière c'est à ceux qui soutiennent le contraire d'en apporter la preuve. Dans les publications soviétiques la question de la « fusion » des nationalités dans l'Etat communiste de demain suscite toujours de larges controverses, qui témoignent des incertitudes éprouvées en la matière par le pouvoir. * * * PouR COMPLÉTER ce bilan sommaire d'un demi-siècle de « politique des nationalités >>, il reste à examiner un dernier aspect : celui des relations entre les divers groupes, plan sur lequel interviennent à la fois les considérations politiques, économiques et culturelles. La propagande soviétique s'est longtemps appliquée à éviter ce sujet trop brûlant sous le prétexte que dans l'Union tout antagonisme ethnique est exclu - soit parce que la Constitution l'interdit, soit parce que les Russes, en vertu de leur BibliotecaGino Bianco 217 éthique particulière, de leur « panhumanisme », sont immunisés contre toute xénophobie. Or il n'est pas besoin d'être grand clerc pour constater que la Constitution soviétique ne saurait mieux mettre fin, de par sa seule existence, aux tensions nationales et raciales que la Déclaration américaine des Droits ne suffit à garantir aux Noirs l'égalité civique. Pour y parvenir il faut plus qu'un texte de loi. Les Russes se bercent volontiers de l'illusion que leur Constitution a « résolu » la question des rapports ethniques ; le mythe du panhumanisme joue le même rôle lénifiant. Ce thème si admirablement chanté par Dostoïevski dans son Discours de 1880 sur Pouchkine lui a sans doute valu sa couronne de laurier - mais logiquement, il ne tient pas debout. Pas plus que les hommes des autres pays, les Russes ne sont immunisés contre l'antisémitisme, la négrophobie et ainsi de suite. S'il n'est guère facile de traiter la question des relations entre groupes ethniques en Union soviétique, c'est qu'en la matière la documentation est plus rare encore. On peut toutefois s'appuyer sur de nombreux indices pour affirmer que des frottements existent, et non seulement entre Russes et non-Russes, mais entre les diverses ethnies minoritaires elles-mêmes. Aux Russes l'intelligentsia autochtone tend à reprocher la pauvreté qui règne dans leurs républiques, l'absence aussi de liberté ; plus fondée sans doute est l'accusation de pratiquer contre les minorités une discrimination systématique - tant pour l'accès à l'enseignement supérieur que pour l'avancement aux postes responsables. Dans les régions où les Russes se sont établis en masse depuis le début du siècle - par exemple dans les pays Baltes et le Kazakhstan - l'hostilité à l'égard des nouveau-venus est générale, les tensions raciales extrêmes. (Rappelons à ce propos que dans aucun pays islamique, la colonisation par les non-musulmans n'a atteint des proportions comparables à celles qu'on constate dans les territoires musulmans de l'Union soviétique.) Pourtant il ne semble pas que les Russes soient universellement haïs - même parmi les minorités qui ont le plus souffert du régime. C'est que les Russes, s'ils constituent incontestablement l'élément dominant, n'ont rien du Herrenvolk cher aux hitlériens de naguère. Le Russe bénéficie certes, en tant que Russe, de certains avantages - mais son statut n'est pas toujours celui d'un privilégié. Certains colons russes sont mên1e persuadés d'avoir la vie moins facile que les autochtones, et se plaignent amèrement de devoir trimer toute la journée pour nourrir la
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