R. PIPES pour qui l'évolution même du capitalisme .en Russie allait assurer, inéluctablement, la fus10n du peuple dominant et des minorités, et donc l'unité indissoluble de l'Etat ? Aussi, dans la pratique, aucune minorité ne serait désireuse - ni d'ailleurs en mesure - d'exercer son droit de sécession. Pour Lénine donc, la « solution » proposée n'avait de valeur que purement programmatique ; il s'agissait pour lui d'une déclaration de principes que jamais il ne serait question d'appliquer. 11 allait suffire de quelques années pour tourner en dérision ces savants calculs. Dès le début de la phase révolutionnaire, on vit en effet s'affirmer avec force, chez les peuples non russes, les tendances et les mouvements nationalistes. Certes les causes du phénomène n'étaient pas partout les mêmes. Dans certaines régions le séparatisme traduisait la volonté d'échapper au tribut sanglant de la guerre civile. Dans d'autres, il résultait de l'intervention étrangère : allemande, autrichienne, turque. Ailleurs enfin, il était l'expression de l'aversion profonde et longtemps refoulée des populations autochtones envers les colons russes installés parmi eux. Mais quelle que fût son origine, le séparatisme une fois lancé gagna rapidement du terrain. Certes les gouvernements autochtones qui naquirent entre 1918 et 1920 ne vécurent guère plus longtemps que leurs émissions de monnaie et de timbres-poste, mais l'indépendance qu'ils proclamaient et que d'une façon ou de l'autre ils incarnaient effectivemen t frappa profondément l'imagination des populations intéressées. Chez les intellectuels autochtones, notamment, se développa au cours de ces années un goût marqué pour les responsabilités du pouvoir. On pourrait citer en exemple un grand nombre de personnalités qui en 1916 encore affirmaient hautement leur fidélité à la patrie russe et qui deux ou trois années après se distinguèrent dans les luttes séparatistes. * * * INOPINÉE, la désagrégation de l'Empire des tsars allait enfermer Lénine dans un dilemme : ou consentir à ce démembrement et réduire ainsi le territoire placé sous pouvoir bolchévique aux dimensions de la Moscovie de Basile II ; ou s'emparer des provinces séparatistes par la force des armes et renier du même coup toutes les promesses faites aux minorités. On sait ce que fut le choix de Lénine. Partout où il en eut les moyens, il fit reconquérir les provinces-frontières séparatistes. Mais tout en BibliotecaGino Bianco 213 les réintégrant dans le nouvel Etat russe, il leur accorda, en guise de consolation, un statut pseudo-fédéral de « république nationale » - mais aussi une large autonomie culturelle. C'étaient les formules mêmes dont avant la Révolution il dénonçait l'inspiration nationaliste " . . et react1onna1re. Ainsi les principes de la politique soviétique des nationalités ne découlent pas des thèses élaborées par Lénine avant 1917, mais des directives données à l'action bolchévique au fort de la guerre civile. A l'époque les commu- . ' ,, . nistes ne songeaient guere aux repercuss1ons lointaines de la ligne de conduite qu'ils adoptaient en telle circonstance. Engagés dans une lutte à mort, il leur fallait pour survivre le blé, le charbon, le fer de l'Ukraine, le pétrole du Caucase, le coton du Turkestan. Ils ne pouvaient permettre aux Blancs de faire des provinces-frontières autant d'avant-postes ennemis. D'autre part, en ces années 1918-19, les bolchéviks croyaient à l'imminence de la révolution mondiale. En subjuguant les républiques sécessionnistes, ils visaient bien moins à restaurer l'ancienne Russie dans ses frontières traditionnelles qu'à « affranchir » autant de territoires que possible du « joug capitaliste-impérialiste ». C'est ainsi qu'en attaquant, au début de 1919, le gouvernement autonome de l'Ukraine, ils obéissaient au même souci qu'en appuyant cette même année le gouvernement de Béla Kun en Hongrie - pays qui n'avait jamais fait partie de l'Empire russe. On ne saurait comprendre ni le sens ni les modalités d'application de la politique soviétique des nationalités sans se référer constamment à ses origines, sans retenir ce fait primordial qu'elle fut d'abord une improvisation - mesure d'urgence imposée par les circonstances critiques de la guerre civile, moyen de fortune pour aider le régime à durer jusqu'à la révolution mondiale. Mais dès 1920, il était clair que celle-ci n'aurait pas lieu, du moins dans un avenir prévisible. Dès lors l'heure n'était plus aux itnprovisations, il fallait mettre de l'ordre dans un ensemble fait de pièces et de morceaux. Or la Constitution de l'Union soviétique promulguée en 1923-24 devait consacrer purement et simplement le statu quo, à savoir le système administratif mis en place pendant la guerre civile. Fait plus frappant encore - et qui témoigne du conservatisme inhérent à la politique russe, qu'elle soit tsariste ou soviétique - ce mên1e système hérité de la guerre civile est, à quelques détails près, encore en vigueur aujourd'hui. Singulier immobilisme dont nous profiterons pour tenter d'établir un bilan d'ensemble des
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==