Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

212 l'évolution du nationalisme russe et qu'elle a marqué en particulier les méthodes russes d'expansion et de domination. Les Français en Afrique du Nord, les Allemands au Cameroun, les Japonais en Corée ne doutaient pas de leur identité propre. Ils traversaient la mer, s'imposaient par la force aux populations autochtones, ~1nnexaient les territoires conquis. Mais jamais les Russes, dans l'immensité d'un territoire sans limites, ne se sont reconnus tout à fait comme étrangers. En l'absence de toute frontière naturelle bien déterminée, terrestre ou maritime, entre la Russie proprement dite (Haute-Volga et vallée de l'Oka) et le Pacifique, l'Himalaya, la mer Noire, les colons russes ont toujours pu pousser de l'avant, submergeant ou contournant d'autres ethnies, sans même se rendre compte, bien souvent, que ce faisant ils forgeaient un empire. Si les Russes sont toujours restés étrangers à l'état d'esprit impérial, s'ils ne se sont jamais dotés d'une Constitution impériale, c'est en partie à cause de cette double conjonction, dans le temps et dans l'espace : la coïncidence historique du nationalisme et de l'impérialisme, la contiguïté géographique du territoire national et de l'empire. Les Russes ont bâti et gouverné un empire comme s'ils bâtissaient et gouvernaient un Etat national. * * * VERS LA FIN du XIXe siècle, les premiers sursauts du sentiment national chez les peuples conquis secouèrent brutalement l'opinion russe. Les programmes des divers partis témoignent de la profondeur du .choc ressenti. Il va sans dire que les partis de droite - fidèles au principe de la suprématie grand-russienne et orthodoxe - se refusaient à envisager l'autonomie des diverses nationalités. Mais même les partis du centre et de la gauche - auxquels répugnait toute discrimination religieuse et raciale - faisaient preuve d'un singulier embarras dès qu'on soulevait le fan1eux « problème des nationalités ». Ils étaient certes partisans, et ardemment, de la suppression des incapacités imposées par le régime tsariste aux minorités, comme par exemple aux Juifs ; ils allaient même jusqu'à reconnaître le droit de la Pologne à l'indépendance. Mais ils hésitaient à s'aventurer au-delà. Engagés dans une lutte à outrance contre le régime, libéraux et socialistes redoutaient que la montée des divers courants nationalistes ne conduisît au démembrement de leurs propres forces. Aussi préféraient-ils observer à leur égard un silence prudent. La plupart des partis en étaient pourtant arrivés, lorsque éclata la Grande guerre, à forBibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE mulet leurs positions sur la question des nationalités. Mais le cœur n'y était pas. Dans leur for intérieur, les libéraux restaient convaincus que la question se résoudrait toute seule à la faveur de l'établissement d'institutions démocratiques ; et les socialistes, qu'elle disparaîtrait avec l'abolition de la propriété privée. Dans la Russie des tsars, aucun des grands courants oppositionnels n'était prêt à admettre ce que démontrait si abondamment la situation dans l'Autriche-Hongrie voisine, à savoir qu'au-delà des simples revendications d'ordre politique ou économique, les aspirations des minorités nationales reflétaient une volonté positive, d'essence démocratique. Lénine et les nationalités LA POSITION de Lénine sur ce plan n'était pas sensiblement différente dans le fond, si audacieux que pouvait paraître son programme dans la forme. A ses yeux en effet, tout comme pour les autres socialistes, le nationalisme n'était qu'un épiphénomène du mode capitaliste de production, voué à disparaître avec celui-ci. Mais bien plus clairement que les autres théoriciens, Lénine voyait tout l'intérêt que pouvait présenter pour la cause révolutionnaire l 'exploitation des revendica tians des minorités nationales. (Le fondateur du bolchévisme s'est toujours soucié de trouver des alliés, si peu qu'il sympathisât avec leurs personnes ou leurs idées.) Lénine avait pu mesurer, pendant le séjour qu'il fit en Autriche à la veille de la guerre de 1914, tout ce que l'idée nationale contenait de pouvoir explosif, et c'est de cette époque que datent ses thèses sur la question des nationalités. Sa « solution » - radicale - consistait à accorder à toutes les minorités le droit à une pleine autonomie politique, c'est-àdire à faire sécession et à se constituer en Etat indépendant ; mais chaque minorité qui n'exercerait pas ce droit devrait consentir ipso facto à l'assïmilation. Pour Lénine toute formule intermédiaire - fondée par exemple sur une conception fédéraliste, ou prévoyant l' autonomie culturelle - était inacceptable, puisqu'à ses yeux de telles solutions, en donnant aux distinctions nationales une forme institutionnelle, tendraient nécessairement à les perpétuer. Telle qu'il la formula en 1913, la thèse de Lénine fut aussitôt critiquée par d'autres bolchéviks, fesquels craignaient qu'elle ne conduisît à l'émiettement de l'Empire en une foule de petits Etats, ce qui aurait pour effet de retarder le développement du capitalisme et partant l'avènement du socialisme. Mais comment de tels arguments pouvaient-ils convaincre Lénine,

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