Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

208 La Maison des morts, de Dostoïevski. Mais il ne semble pas que cette comparaison soit entièrement justifiée. La différence est tout d'abord dans les détenus eux-mêmes. La Maison des morts nous montre de vrais criminels : assassins, voleurs, brigands, et enfin des détenus politiques qui, comme l'auteur, ont commis des attentats contre le pouvoir. Soljénitsyne met sous nos yeux de tout autres détenus : ils sont complètement innocents. Qu'il s'agisse d'Ivan Dénissovitch Choukhov, du capitaine Bouïnovski, du brigadier Tiourine, du cinéaste Tsézar ou du soldat Senka Klevchine, ces hommes n'ont pas commis de délit ni ne sont capables d'en commettre. Au fond, ce ne sont pas eux les héros du récit. Disons même qu'il n'y a pas de héros. Il y a une héroïne. Cette héroïne, c'est l'âme que tous les personnages ont en eux. C'est précisément l'âme au sens le plus profond qui constitue le fond idéique de cette œuvre où les individus, privés de leurs droits, mais aussi de leur nom, numérotés comme du cheptel, gardent en euxmêmes l'essentiel : l'âme. Cette idée se retrouve dans tous les écrits de Soljénitsyne. Si nous devions l'expliciter, nous dirions qu'elle réside dans le conflit entre l'esprit humain et le système étatique, aggravé par une structure qui écrase l'individu. Cette idée est exprimée avec tant de relief chez Soljénitsyne que les autorités soviétiques ont fini par émettre un jugement des plus hostiles : l'œuvre créatrice de l'auteur a même été proclamée néfaste. Après le premier récit, et sans doute en raison de l'attitude bienveillante du rédacteur en chef du Novy Mir, A. Tvardovski, parurent simultanément dans le numéro de janvier 1963 deux nouvelles de Soljénitsyne : L' Incident de la gare de Krétchétovka et La Demeure de M atriona. Dans cette dernière, particulièrement remarquable, passe de nouveau l'idée de la grandeur et de l'abnégation de l'âme. En Matriona, simple paysanne, l'auteur nous fait découvrir une nature belle et pure, pour laquelle le but, le besoin organique de la vie, est de faire le bien à son prochain. Ce besoin conduira Matriona à une fin tragique, mais même cette fin apparaît comme le triomphe du bien dans une société sans âme. L'idée principale est exprimée dans la conclusion : Incomprise et abandonnée même par son mari, ayant enterré six enfants, mais non son caractère sociable et généreux, étrangère à ses propres sœurs et belles-sœurs, objet de la risée, travaillant sottement et gratuitement pour les autres, elle n'avait pas amassé de biens matériels pour ses vieux jours. Une chèvre grise et crottée, un chat boiteux, quelques figuiers... Nous vivions tous dans son voisinage et ne comprenions pas qu'elle était ce juste sans BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lequel, comme dit le proverbe, le village ne vaut rien. Ni la ville. Ni la terre entière 2 ••• Après quoi, le lecteur soviétique ne devait revoir que deux fois le nom de Soljénitsyne comme auteur d'œuvres nouvelles. Dans le second semestre de 1963, Novy Mir (n° 7) publia le récit intitulé Pour le bien de la cause où il est question d'une injustice criante dans un secteur qu'on aurait cru des plus calmes : le ministère de l'Education publique. Trois ans plus tard, la même revue (n° 1, 1966) donna Zakhar Kalita, esquisse littéraire où l'auteur parle d'un pauvre conservateur du musée historique de Koulikovo 3 • Or, malgré si peu d' œuvres publiées, le nom de Soljénitsyne a acquis une grande célébrité. A vrai dire, l'origine de cette popularité date de la parution de la première nouvelle. Le rédacteur en chef adjoint du Novy Mir, A. I. Kondratovitch, a rapporté dans une interview les paroles d'un vendeur de journaux moscovite interrogé par des lecteurs au sujet du numéro de la revue où avait paru Une journée d' Ivan Dénissovitch. Au début je répondais : << Il n'en reste plus. >> Puis, par curiosité, je me mis à compter combien de personnes me demandaient ce numéro. Arrivé à 1.200, je perdis courage et j'accrochai une pancarte (agence Tass, 24 novembre 1962). Le nom de Soljénitsyne devint aussi célèbre hors des frontières de l'U .R.S.S. Par hasard ou non sans arrière-pensée, les lecteurs soviétiques furent un jour informés par une note de Iouri Joukov, journaliste connu, que Soljénitsyne était le candidat ayant le plus de chances d'obtenir le Prix international de littérature des éditeurs d'Occident, décerné chaque année à Salzbourg à la meilleure œuvre littéraire. Finalement le prix devait échoir à la Française Nathalie Sarraute pour son roman abstrait Les Fruits d'or, ce que Joukov commenta en ces termes : La s~ule œuvre réaliste qu'on ait opposée aux Fruits d'or de Nathalie Sarraute lors des délibérations du jury est Une journée d' Ivan Dénissovitch de A. Soljénitsyne; mais comme le fait remarquer le Monde, des considérations littéraires n'étaient pas seules en cause; certains auraient bien voulu manigancer une spéculation autour de ce livre4 • La seconde partie de cette phrase plus ou moins « nébuleuse» peut être interprétée de la manière suivante : les agents soviétiques ont eux-mêmes répandu l'idée que des consi2. Novy Mir, n° 1, 1963, p. 63. 3. Champ de bataille où les Russes vainquirent les Tatares, - N.d.l.R. 4. Jou. Joukov, Sans langue, Moscou 1964, p. 352.

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