204 logique, puisque c'est la pensée même qui perd son équilibre. En ce sens, ceux qui parlent d'une crise de civilisation sont probablement dans le vrai. Il convient de dire autant qu'on peut comment on aperçoit la menace et quelles parades on choisit avant de recourir au pessimisme définitif qui paraît bien être la conclusion de Raymond Aron et qui confère à son étude, sans en atténuer la clarté, une âpreté vigoureuse et mordante dont on ne peut que lui savoir gré. EN BONNE MÉTHODE sociologique, toute révolution postule la poussée d'une classe en ascension qui fait éclater des structures devenues pour elle trop étroites ; l'exemple classique est celui de la bourgeoisie commerçante du XVIIIe siècle, moteur de la Révolution française. La crise de 1968, du moins en son aspect le plus original, contraint donc de penser à l'intolérable hypertrophie du monde intellectuel et universitaire ; tout le monde voit bien qu'une société où la proportion des intellectuels et des artistes deviendrait tout à fait excessive ne serait pas viable. Il est maintenant banal de dire que la Sorbonne est un monstre, que l'entassement à Paris de cent soixante mille étudiants dont beaucoup d'étrangers de toutes les langues crée des conditions de déséquilibre et de rupture. Nous avons là un utile point de départ, mais tout de suite nous nous heurtons à une difficulté ; on a facilement décelé en effet dans les troubles du quartier Latin une patente résurgence de l'anarchisme : toutes les similitudes caractéristiques se trouvant rassemblées, du vocabulaire et du comportement au débraillé des allures. Mais, dans les années 1890, les anarchistes étaient une poussière humaine où l'on rencontrait indifféremment des clochards idylliques et des aventuriers dangereux ; qu'il en soit né l'équivalent d'une classe, voilà ce qui n'est guère concevable et peut même sembler contradictoire. La transition par l'anarcho-syndicalisme n'explique rien, car ce courant fut en ses meilleurs jours essentiellement proudhonien, donc fidèle à l'honneur du métier ; avons-nous la moindre chance de rencontrer aujourd'hui un seul « contestateur » qui ferait sienne la formule d'Albert Thierry définissant la Révolution comme le travail passionné ? Osons dire que le pouvoir étudiant n'eut jamais d'autre pensée que la négation radicale de toute forme du devoir, donc la justification de la fainéantise BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL confuse et bavarde. Force est bien de se demander si pareil état d'esprit n'implique pas qu'on se trouve dans le pire des milieux sociaux, celui de pseudo-intellectuels que les commodités de l'origine bourgeoise ont, par surcroît, libéré des pressions de la vie matérielle. Alain eut bien raison de mettre fortement en relief la différence entre l'homme qui, toute sa vie, doit compter avec la terre, le bois, le métal et l'outil et, d'autre part, celui qui ne sait agir que sur et par des mots ; or l'étudiant est au suprême degré celui qui, entretenu dans un état infantile et sans nulle responsabilité réelle, habitué à se servir de sa mémoire et de la rhétorique, risque de n'être plus qu'un dévoyé dès l'instant qu'il rejette l'ordre moral, inévitablement artificiel, qui définit son existence. Ainsi se nouent les conditions de l'absurde, c'est-à-dire d'une société organisée d'anarchistes dont la loi est de n'en pas avoir, hors celle d'un parasitisme destructeur et virulent pour lequel on a trouvé ce terme nouveau de « contestation », désignant une guérilla mineure, celle du potache contre le surveillant. A voir comment, dans tous les votes, les facultés des lettres donnent invariablement le plus fort pourcentage de négateurs enragés, on est contraint de se demander si la culture dite littéraire n'est pas décidément celle qui comporte le moins de contact avec la réalité et le bon sens, celle qui prépare la plupart de ses élus à se faire les dupes de la vanité et du verbiage, de la logomachie et des hurlements ; cela forcerait à considérer d'un œil plus favorable, au moins quant au principe, la politique chinoise qui astreint les intellectuels - et naturellement les étudiants - à de longs stages très pénibles dans les fermes et les usines. On conviendra que c'est bien le seul moyen d'en finir avec des différences de dignités que la morale révolutionnaire réprouve ; j'espère en tout cas· que les maoïstes qui gravitent autour de la Sorbonne ne manquent pas de brandir ostensiblement cet article de la révolution « culturelle » ... On voit pourquoi Raymond Aron est pleinement justifié lorsqu'il réduit la Commune estudiantine à n'avoir été qu'un psychodrame ; il aurait pu dire plus crûment une farce et j'ai parlé moi-fnême à son sujet d'une bouffonnerie ubuesque. Mais il a plus raison encore de penser que la tragédie commence, et l'angoisse, quand on constate combien notre société parut alors fragile et qu'il s'en fallut de peu que ne surgissent les pires conséquences. C'est là que se pose la vraie question.
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