Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

194 Personne ne saurait vraiment le dire avec preuves à l'appui, en se plaçant sur le plan « idéologique », car dans l'océan de verbiage chinois qui déferle sur le monde, il n'y a pas une ligne, pas un mot de l' « infime poignée » d'hérétiques exprimant leurs vues, justifiant leurs idées, expliquant leurs positions. Cinquante millions de marmousets écarlates mobilisés pour accomplir une incommensurable « purge » ont imposé silence à 1' « infime poignée » des damnés qui n'étaient autres que la majorité du Politburo et du Comité central du Parti, des dirigeants de l'Etat, les cadres principaux des institutions communistes du pays. Et l'on ignore encore ce que cette « infime poignée » aurait eu à dire pour se défendre, peut-être pour accuser ses " persecuteurs. En revanche on sait décidément l'importance des « vidangeurs révolutionnaires » signalée dans notre chronique précitée, et de plus en plus soulignée par la suite. Le vidangeur modèle Shih Chuang-hsiang avait dit aux gardes rouges : « En vidant les latrines, vous nous aidez... à déraciner aussi le capitalisme et le révisionnisme », et il les avait félicités d'être « éduqués dans l'esprit de la pensée de Mao Tsé-toung » (20 septembre 1966). Mais le 11ir janvier 1967, le Drapeau rouge de Pékin annonçait l'arrestation du vidangeur d'élite Shih, démasqué comme traître, protégé de Liu Shao-chi. Le 15 janvier suivant, on apprenait que le vidangeur en question avait été promené à travers Pékin, coiffé d'un bonnet d'âne, avec à son cou une pancarte relatant ses crimes, notamment : « A serré la main de Liu Shao-chi quand celui-ci le consacra vidangeur d'élite et député à l'Assemblée nationale. » Le 23 janvier, le vidangeur Shih était accusé « d'avoir affiché chez lui ses propres pensées, et non celles de Mao Tsé-toung», et, pour ce motif, fut soumis à un meeting de critique devant cent mille travailleurs (pas un de moins) ; parmi ses autres « crimes » figuraient ceux d'être photographié auprès de Liu Shaochi et d'avoir soutenu le Président de la République ainsi que le secrétaire du Parti ; en outre son épouse avait mangé des raviolis chez le maire adjoint de Pékin (A.F.P., 23 janvier 1967). A lui seul, le cas du vidangeur d'élite Shih illustre assez toute l'histoire de la révolution « culturelle » et prend une valeur symbolique exceptionnelle. Il faut reconnaître que dans un pays où la majorité des dirigeants et des cadres supérieurs est purgée à longueur d'année pendant deux ans et plus, la mission des vidangeurs est essentielle et digne de passer à la postérité. Il est plus difficile d'accepter qu'un héros de BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL la vidange soit puni et humilié en public pour des « crimes » que Mao a mille fois commis avant lui : serrer la main de Liu, président de la République, se laisser photographier à son côté. La femelle du Führer chinois a dégusté plus et mieux que des raviolis chez les notables du régime tombés plus tard en disgrâce. Moins admissible encore est que le Monde, organe officieux de la chienlit chinoise, ose la qualifier de « prométhéenne », alors que Prométhée avait dérobé le feu du ciel, non la matière des fosses d'aisance. On ne saurait sous-estimer cette histoire vidangeresse qui caractérise au plus haut point la malodorante révolution « culturelle » et sature le « vent d'Est » nauséabond qui, selon Mao, prédomine sur la brise occidentale. * * * SI PERSONNE n'a vu le moindre texte des vaincus de la tourmente maoïste, alors que le monde est inondé des proses mensongères ou ineptes de Mao et consorts, du moins peut-on tenir pour acquis certains faits essentiels qui se dégagent du fatras prélevé dans la presse chinoise. Il est patent que le génial Mao, ayant accumulé les sottises et les échecs avec son lapinisme inconsidéré, ses cent fleurs aussitôt fanées, son bond en arrière, ses bas fourneaux miniatures, ses communes impopulaires et autres inventions aussi coûteuses que saugrenues, avait été quelque peu mis à l'écart en 1958 par son Comité central qui a dû prendre le contrepied des « pensées » de Mao pour réparer les dégâts (des pensées ad usum des vidangeurs et de rédacteurs du Monde). Pendant des années, Mao a ruminé sa revanche et préparé en secret son retour au pouvoir suprême en machinant cette levée de marmousets qui allait se lancer à l'assaut du Comité central et de toutes les institutions qui en dépendent : le Parti et la Jeunesse communistes, les municipalités, les universités, les syndicats ouvriers, les services d'information et les organes de propagande, la police, l'armée et le reste. Autrement dit, l'énorme masse du peuple chinois étant étrangère aux querelles intestines des communistes et traitée en bétail humain par ses maîtres, Mao a dû réaliser sa reconquista personnelle contre la Chine légale et au mépris de la Chine réelle : ce qu'a bien rapporté Robert Elegant, observateur avisé de la scène chinoise, en poste à Hong Kong (cf. « Mao versus China», in New Leader du 30 janvier 1967). Par quels moyens Mao a-t-il pu mobiliser et mettre en marche ces quelque cinquante mil-

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