Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

revue kistoritJue et crititJue Jes /aits et Jes idées - trimestrielle - DÉCEMBRE 1968 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . B. SOUVARINE ......... . LÉON EMERY ........... . ARKADI GAIEV .......... . Vol. XII, N° 4 Suite et fin Mao contre la Chine La révolution introuvable Alexandre Soljénitsyne L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE RICHARD PIPES ......... . B. AUMONT ............. . TIBOR SZAMUELY ...... . Le pouvoir soviétique et les nationalités La situation démographique en U.R.S.S. Le réveil national en Ukraine IN MEMORIAM IOURI KROTKOV ........ . ARKADI GAIEV .......... . IOURI KROTKOV ........ . SERGE ESSÉNINE ........ . Les derniers jours de Pasternak Suicides d'écrivains soviétiques Trois suicides Lettre à Alexandre Koossikov DÉBATS ET RECHERCHES MARCEL BODY .......... . MANt8 SPERBER ........ . Bakounine et le « Salut de la France » De la mode et des snobs PAGES RETROUVÉES B. S•...................... Les faux dans la guerre politique QUELQUES UVRES Comptesrendus par B. SouvAIUNE, T. SZAMUBLY, JEAN-PAUL DBLBÈGUB

Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPT.-OCT. 1967 B. Souvarine Le coup d'Octobre Thomas Molnar Réalités américaines Wladimir Weidlé L'art sous Je régime soviétique Pierre Bonuzzi Aux origines du P. C. italien K. Papaioannou Marx et la politique internationale (Ill) Basile Kerblay Du moujik au kolkhozien, 1917-1967 A. Lounatcharski Charles Baudelaire Quelques livres JANV.-MARS 1968 Jacques de Kadt Le Vietnamet la politique mondiale Pierre Pascal Le socialisme de L,nine Sidney Hook Le bilan humain E. Delimars Le faux« complot des ambassadeurs,. Keith Bush La réforme économique en U.R.S.S. K. Papaioannou La Russie et l'Occident(/) Michel Collinet Communautés agraires et agriculture de groupe Marcel Body « Etatisme et Anarchie», de Bakounine NOV.-DÊC. 1967 B. Souvarine Après le jubilé Staline et les siens Léon Emery L'Europe et le communisme Norbert Leser Bilan de l'austro-marxisme Maxime Kovalevski Souvenirs sur Karl Marx A. G. Horon Après juin Lucien Laurat Mort d'un Empire Michel Bernstein Traduttore, traditore AVRIL-SEPT. 1968 B. Souvarine La guerre civile en France Paul Barton Le viol de la Tchécoslovaquie Léon Emery Alain : sa position sociale Leonard Schapiro Au « rebut de l'histoire » 1. Getzler Les menchéviks Yves Lévy Le chemin de la monarchie Joseph Frank Le monde de Raskolnikov K. Papaioannou La Russie et l'Occident (Il) Ces numt§ros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le num'1o : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOHIM] rnu, /ristorÏIJIU d crilÙJltrJ,s /11its d Jrs iJü, D~CEMBRE 1968 - VOL. XII, N° 4 SOMMAIRE SU ITE ET FIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . B. Souvarine ........ . MAO CONTRE LA CHINE ............. . Léon Emery ........ . LA RÉVOLUTION INTROUVABLE ....... . Arkadi Gaïev ........ . ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE ........... . L'Expérience communiste Richard Pipes........ LE POUVOIR SOVIÉTIQUE Page 189 193 203 207 ET LES NATIONALITÉS 211 B. Aumont . . . . . . . . . . LA SITUATION DÉMOGRAPHIQUE EN U.R.S.S. 219 Tibor Szamuely....... LE RÉVEIL NATIONAL EN UKRAINE..... 223 ln memoriam 1. Krotkov .......... . LES DERNIERS JOURS DE PASTERNAK . Arkadi Gaïev ........ . SUICIDES D'ÉCRIVAINS SOVIÉTIQUES .. . 1. Krotkov .......... . TROIS SUICIDES ..................... . Serge Essénine ...... . LETTRE A ALEXANDRE KOUSSIKOV .... . Débats et recherches Marcel Body......... BAKOUNINE 228 237 242 249 ET LE « SALUT DE LA FRANCE» 252 Manès Sperber. . . . . . . DE LA MODE ET DES SNOBS. . . . . . . . . . 259 Pages retrouvées B. S... . . . . . . . . . . . . . LES FAUX DANS LA GUERRE POLITIQUE 263 Quelque• livres B. Souvarine. . . . . . . . . L'OR ET LE WAGON . • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 Tibor Szamuely. . . . . . . LA KLEPTOCRATIE . . • • . • . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287 J.-P. Delbègue. . . . . . . UN ESPRIT LIBRE : MAX WEBER............... 288 Comptes rendus divers - Livres reçus Tables du volume XII Biblioteca Gino Bianco

EDHIS· Editions d'Histoire Sociale Réimpressions de textes rares 10, rue Vivienne, Paris 2e BABEUF. Journal de la Confédération. 1790. 3 n°8 • BABEUF. Le Scrutateur des Décrets. 1791. • BABEUF. Journal de la Liberté de la Presse - Le Tribun du ~ Peuple. 43 n°s et prospectus, en 2 volumes in-8°. LALANDE & BABEUF. L'Eclaireur du Peuple. 1794. 7 nos in-8° Journal de la Haute-Cour de justice, ou l'Echo des hommes libres, vrais et sensibles, par Pierre-Nicolas RESINE. Vendôme, 1796-1797. 73 n°8 in-4° et 8 suppléments . BRISSOT, J.-P. Recherches philosophiques sur le droit de propriété considéré dans la Nature, pour servir de premier chapitre à la Théorie des loix de M. Linguet. S. 1., 1780. In-8° . COLLIGNON, C.-B. L'Avant-Coureur du changement du monde entier. Londres, 1786. In-8°. GOSSELIN, C.-R. Réflexions d'un citoyen adressées aux notables. S. 1., 1787. In-8° . MARTIN DE SALINS, C.-C. Nécessité et moyens d'établir une loi agraire, d'assurerla subsistance des pauvres. S. 1., 1789. - RENDU, A. Essai d'une loi populaire agraire. (Paris), s. d. Les deux ouvrages en un volume in-8°. FLORA TRISTAN. Union ouvrière. 3e éd., contenant un chant : La Marseillaise de l'Atelier. Paris et Lyon, 1844 . DEZAMY, Théodore. Code de la Communauté. Paris, 30 F 50 F 200 F 40 F 250 F 45 F 60 F 45 F 45 F 55 F 1842 . 85 F PECQUEUR, Constantin. Le Salut du Peuple. Paris, 1849-1850 . . . 90 F Biblioteca Gino Bianco

rev11el,istorÎIJUet criti'lue Je1 faits et Jes iJées Décembre 1968 SUITE L / ARTICLE liminaire de cette revue, en 1957, observait« qu'au progrès manifeste des sciences exactes et des techniques industrielles correspond de nos jours, notamment en France, une régression frappante des connaissances dans l'ordre des sciences morales et politiques, des philosophies de l'histoire et de la physique sociale, pour user d'expressions pleines de sens au dernier siècle ». Et sans prétendre suppléer le savoir défaillant en ces vastes matières, on se proposait ici de « rendre goût à l'étude, de susciter la recherche originale et de stimuler la pensée critique devant l'indifférence ou la carence des institutions officielles. » Pour conclure, cet éditorial inspiré du dessein « d'introduire plus de raison et de justice dans le contrat social » disait que des hommes de bonne volonté « ont cru nécessaire de rassembler dans une nouvelle revue les écrits d'auteurs qualifiés pour traiter en connaissance de cause, et en dépassant les argumentations caduques, des matières relatives aux transformations sociales, aux interprétations et aux prévisions historiques. Dans ces domaines, une inculture dangereuse sévit à mesure qu'en public il est de plus en plus question de culture, de services culturels, de relations culturelles ». Et d'autre part « les opinions tuent la vérité », comme disait Lacordaire. Or, après douze années d'efforts, notre tentative prend fin sur un échec. Vingt ans avant ce Contrat social, l'un des nôtres écrivait déjà dans les Nouveaux Cahiers (n° 12 de 1937) : « A l'encontre de bien des prévisions, de toutes les espérances, le progrès des arts et des métiers, des sciences et des techniques, n'a pas apporté à l'humanité uA progrès intellectuel et moral parallèle, mais lui BibliotecaGino Bianco Vol. XII, N° 4 ET FIN vaut plutôt une régression sensible. Les lumières, comme on disait au XVIIIe siècle, sont aujourd'hui en raison inverse des conquêtes de l'électricité. Tout ce qui devait éclairer la conscience de l'homme et des foules est employé à mieux tromper, à répandre des préjugés, à forger des fictions, à nourrir et fortifier des partis pris. La presse, le livre, la radio, la photographie même et le cinéma font à cet égard beaucoup plus de mal que de bien. Et le nombre décroît chaque jour des individus capables de raisonner par eux-mêmes depuis que des mécaniques servent à multiplier la diffusion de l'erreur manifeste ou de contre-vérités flagrantes. [A cette date, la télévision, les télé-communications par satellites artificiels et les ordinateurs n'existaient pas encore]. Des oligarchies occultes pensent pour les collectivités, des mercenaires font l'opinion, des médiocres ont licence entière de pervertir l'esprit public ... » Trente-deux ans, donc, ont passé depuis ces réflexions inquiètes, et douze ans depuis les considérations qui motivaient l'entreprise de notre revue. Et l'avancement vertigineux de l'électronique, de la cybernétique, de la balistique, de l'astronautique, de la chimie moléculaire, dans le monde malade qu'Hitler et Staline ont laissé derrière eux, n'a cessé d'aggraver les maux qui rongent la civilisation dont la « crise» devient un lieu-commun auquel se réfèrent volontiers les puissants du jour pour ne pas s'avouer impuissants autant qu'irresponsables. Remontons cent ans en arrière : il y a en effet exactement un siècle qu'Alexandre Herzen, cessant la publication de la Cloche, écrivait dans le dernier numéro du lu décembre 1868 :

190 « Notre meule s'arrête, les ruisseaux coulent ailleurs ; allons chercher un autre terrain et d'autres veines ». Notre meule aussi s'arrête, mais nous ne chercherons ni un autre terrain, ni d'autres veines : autre temps, autres circonstances. La Cloche avait commencé à sonner en 1857, cent ans juste avant la parution de notre Contrat social qui a reproduit (dans son n° 4) l'article d 'Herzen inaugurant son journal : le lecteur attentif aura compris la parenté d'esprit qui justifiait alors ces « Pages oubliées ». Et après douze années de vie difficile dans les deux cas, « notre meule s'arrête», mais pour des raisons en partie semblables, en partie assez différentes. Il faut ici être bref et s'en tenir au principal, donc à notre propre oraison funèbre, car pour la prononcer nous ne pouvons compter sur personne. * * * LA FIN de cette revue tient à des causes générales et à des causes directes pour ainsi dire locales, nationales, soit dit sans méconnaître le caractère universel des phénomènes qui affligent la société contemporaine. « Une des marques essentielles de décence à présent est d'avoir honte d'être un homme du xx:e siècle », a écrit Thorstein Veblen, économiste et penseur américain d'origine norvégienne, qui pourtant ne prévoyait pas ce que Staline et Hitler allaient commettre, ni les conséquences (et il ne faisait pas allusion spécialement à la France). Aussitôt des objections s'élèvent. On pense par exemple au mot de Ménandre jugeant l'espèce humaine de son temps, à propos de l'hypothétique transmigration des âmes : « Oui, j'aimerais mieux être âne que de revivre homme pour voir prospérer des indignes ». On pense aux paroles de l'Ecclésiaste : « Et j'estime les morts déjà morts plus heureux que les vivants encore vivants, mais plus heureux que les uns et les autres celui qui n'a pas encore vécu et n'a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil ». Tout cela pour reconnaître que notre époque et notre monde ne sont peut-être pas particulièrement défavorisés par le sort, mais il n'empêche que Veblen ait eu raison, car le sort nous a réservé des « TchingisKhan disposant du télégraphe », autre prescience remarquable d'Herzen, et en tient d'autres en réserve, armés d'autres gadgets que le télégraphe. Et les réflexions générales sur l'humanité malheureuse ne contredisent nullement nos vues singulières, temporelles et françaises, puisqu'en l'occurrence c'est en France qu'une revue comme celle-ci ne trouve pas les moyens d'accomplir sa tâche. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Dans ses Considérations sur la France, Joseph de Maistre ... (Mais une parenthèse s'impose : les citations se pressent sous la plume et bien d'autres vont suivre. Cela s'explique sans doute, dans ce numéro d'adieu, par le besoin de rompre un sentiment de solitude devant les mastodontes appelés mass 1nedia qui nous submergent. Citer, c'est se découvrir des affinités électives. Et .ce sera retrouver de vieilles connaissances, avant de retourner au silence). Donc, Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, convient que « la Révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la noblesse ». Nous assistons de même à la dégradation morale de la bourgeoisie, terme peu satisfaisant qui ne rend plus bien compte d'une pensée affranchie des catégories et des étiquettes banalisées par le marxisme des épigones et très dépassées par l'évolution sociale : il s'agit en réalité dés classes influentes et privilégiées (au pluriel, comme il y a des classes laborieuses plutôt qu'un prolétariat) qui encadrent un peuple dans son ensemble. Même parler de « classes », supérieures sur le plan matériel, c'est encore user d'une expression trop simpliste dans la complexité sociale actuelle pour désigner les gens de toutes sortes que le destin ne condamne pas à se préoccuper exclusivement du pain quotidien, des besoins primaires de l'homme et de la famille. L'indifférence de ces gens, ex-bourgeois, en matière de civisme, leur égoïsme borné, leur vulgaire appétit de jouissance, leur dédain des idées générales et des intérêts généraux de la société laissent le champ libre aux descendants d'Hitler et de Staline qui, désormais associés dans une commune ambition, peuvent impunément poursuivre leur travail de sape et de mine, d'infiltration et de pénétration, de pollution des âmes et des consciences jusqu'au moment propice aux actions brutales préparées de longue date. La France et l'Italie sont les plus menacées, à terme,· par la conquête intérieure en connexion avec les pressions et les ingérences de l' extérieur, mais nulle part autant qu'en France l'ennemi ne jouit de conditions aussi favorables à une future conquête du pouvoir. Sous la quatrième et la cinquième Républiques, qui sont de même origine, les « sans-scrupules conscients » du parti pseudo-communiste ont pu se constituer en Etat dans l'Etat, avec l'assentiment de gouvernements sans doctrine ni principes qui les traitent en quantité respectable, parfois les aident et les subventionnent, les introduisent en nombre à la Radio-Télévision dite « française », leur permettent de s'emparer peu à peu de l'Université, c'est-à-dire de

LE CONTRAT SOCIAL l'a~enir de la France. Ils prennent une place croissante dans la presse, dans l'édition, au théâtre, au cinéma, partout où leurs concurrents se font complices en croyant ainsi prendre une assurance pour l'avenir. On comprend que, dans ces conditions, soit vouée à disparaître une revue qui a souscrit d'emblée à ce passage du Contrat social de Jean-Jacques : « Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen. Mais quiconque ose dire : hors de l'Eglise, point de salut, doit être chassé de l'Etat, à moins que l'Etat ne soit l'Eglise et que le Prince ne soit le Pontife. Un tel dogme n'est bon que dans un Gouverne- ~e~t Théocratique ; dans tout autre, il est pernicieux ». Plus que jamais, cette pensée maîtresse du Contrat de 1762 demeure actuelle. * * * Nous AVONS cité, nous citerons Jaurès qui, professant un marxisme humain, authentique, a écrit dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy : « Une classe, née de la démocratie, qui, au lieu de se rang~r à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au-delà des premiers jours de la Révolution, ne serait bientôt plus qu'une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays ». A fortiori quand ce n'est pas une classe, mais un parti qui prolonge indéfiniment sa _dictature ~t qui « campe » sur le pays conquis. Le parti pseudo-communiste français n'est qu'u1;1 auxiliaire de cette « bande » qui, en Russie, a exterminé plus d'un million de membres du parti de Lénine, qui a fait périr quelque quinze millions d'innocents dans des camps de torture (chiffres confirmés par André Sakharov éminent savant russe; cf. Est et Ouest, n° 415): Il nous plaît d'avoir la caution de Jaurès pour condamner cette « bande » et ses auxiliaires il nous répugne d'avoir à réfuter leur impu~ dente prétention au « marxisme» que contresigne l'Occident dit « capitaliste » empressé à leur complaire. Sur Marx qui n'était pas marxiste et sur le marxisme qui n'a plus rien de commun avec Marx, notre revue a publié des textes, des analyses, des arguments irréfutables. Mais « les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière » (Jean, III, 19). L'accréditation du Lumpenmarxismus de la «bande» en Occident déshonore une époque. Pour apprécier la sinistre régression intellectuelle et morale que ce « marxisme » abject BibliotecaGino Bianco 191 représente, il n'est que de rappeler, ou de révéler, ce que Charles Andler écrivit en 1907 : « Marx et Engels ont traité d'utopistes la plupart de leurs grands devanciers, et voici qu'euxmêmes subissent l'investissement de la même critique collective, victorieuse forcément par l'effort immense qu'elle représente ( ...) Le m~r~isme, comme système, ne tardera pas à reJoindre les systèmes antécédents discrédités par lui. Il est une de ces armures ciselées de main de maître, sous lesquelles au~a combattu un !emps le prolétariat, mais qu'il suspend ensuite sous des portiques glorieusement commémoratifs, et remet à la garde de ses Invalides ». A relire soixante ans et quelque plus tard ,cette admirable prévision, déjouée par les consequences de deux guerres atroces et leur séquelle sous forme de despotisme oriental ma!s restée valable pour une élite trop res~ tre1nte, on mesure la déchéance de notre intelligentsia universitaire, singulièrement de l'Ecole normale supérieure qui, au mépris d'un Charles Andler, d'un Jaurès, d'un Bergson qu'elle avait formés, produit maintenant des anormaux inférieurs entichés de stalinisme férus de terro- . ' nsme, et assez effrontés, polissons ou ineptes pour prétendre enseigner ce que Marx n'aurait pas su exprimer dans son Capital. Dans ce dernier numéro de notre revue comme dans le premier, on se doit de citer un personnage qui, malgré ses responsabilités terrib~es dans l'état présent des choses, n'est pas moins . méconnu de ses disciples ignares que travesti par ses sectateurs crapuleux. Vers la fin du xrxe siècle, il y eut en Russie, sous le tsarisme, ce que Lénine entendait par « la lune 1e _mi~l d,u.marxisme légal ». En ce temps-là, ecnvalt Lenine en 1901, « on voyait paraître les uns après les autres des ouvrages marxistes, se fonder des revues et des journaux marxistes, tout le n:ionde se convertir comme par contagion au marxisme, flatter les marxistes, faire la cour aux marxistes, les éditeurs s'enthousiasmer du débit extraordinaire des livres marxistes ... » Cela se passait sous Alexandre III et Nicolas II les intellectuels russes épris du marxisme l'étu~ diaient avec sérieux et esprit critique sans se borner à un seul auteur : ils s'appelaient Pierre Struve, Serge Boulgakov, Tougan-Baranovski Nicolas Berdiaiev, Serge Prokopovitch. Troi~ quarts de siècle s'écoulent et, en Occident, sur la Rive gauche parisienne comme dans la Nouvelle gauche internationale, des cuistres ennuyeux et retardataires découvrent Marx le dénaturent, le galvaudent, le vulgarisent ' en leur jargon indigeste, lancent la mode et se prennent insolemment pour une avant-garde.

192 Il n'y aurait que demi-mal, et passager, si devant un tel dévergondage, au surplus corsé de stupre fastidieux, ne s'extasiaient pas les innombrables snobs de la presse écrite ou parlée et les philistins des institutions officielles que la terminologie archéo-marxiste qualifie de « bourgeoises », si l'Etat défini comme « capitaliste » selon la même terminologie ne se prêtait pas avec tant de complaisance aux débordements de .ce néo-marxisme frelaté, délétère, souvent dénommé « marxisme-léninisme », pseudonyme du stalinisme désormais décomposé en divers ismes plus nocifs les uns que les autres. « Notre meule s'arrête », disproportionnée à cette pestilence. * * * Au COURS de nos douze années d'existence, ces cahiers bimestriels se sont tenus autant que possible dans les limites du projet initial sans perdre de vue, pour autant, l'immense transformation des ·conditions de vie et de travail qui modifie profondément les données de la politique et ce qu'elles impliquent de morale. Non par étroitesse de vues, mais par nécessité de spécialisation, le Contrat social s'est abstenu de traiter les sujets, si tentants fussent-ils, qui relèvent plutôt des revues de culture générale et qui eussent élargi notre cercle de lecteurs, stimulé leur appétit intellectuel, peut-être amélioré notre situation matérielle. Etrangère à la mode comme à la publicité, allant .contre tous les courants d'aprèsguerre, notre modeste publication a pourtant fait preuve de démesure en un certain sens, faut-il supposer, pour n'avoir sacrifié en rien aux impératifs actuels de la réussite. Il est vrai que nous n'avions pas lu « Comment se faire des amis et influencer les gens », de Dale Carnegie, tandis que nous pensions depuis toujours avec Joseph de Maistre « qu'on n'a rien fait contre les opinions tant qu'on n'a pas attaqué les personnes », certes ayant en vue les opinions pernicieuses et les personnes malfaisantes. La tentation est irrésistible de citer encore, de citer toujours ce que nos devanciers intellectuels ont prononcé sur la presse longtemps avant ses perversions les plus récentes, et d'abord Diderot qui notait dans l'Encyclopédie : « Tous ces papiers sont la pâture des ignorants, la ressource de ceux qui veulent parler et juger sans lire, le fléau et le dégoût de ceux qui travaillent ». La nocivité des gazettes de son époque apparaît pourtant insignifiante, comparée au « fléau » de nos jours, et alors qu'à mi-chemin Balzac a pu écrire dans sa Monographie de la presse parisienne : « Si la presse n'existait BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL pas, il ne faudrait pas l'inventer ». D'aucuns parmi nos lecteurs de longue date remarqueront peut-être que ces citations, dès 1948, ont préludé avec d'autres dans le même sens à !'Observateur des Deux Mondes, feuille discrète où s'esquissaient les thèmes repris à dix ans d'intervalle dans ce Contrat social : c'est que « toutes choses sont dites déjà, mais comme personne n'écoute, il faut toujours recommencer », André Gide dixit, dont le ci-devant Observateur rapportait pour l'approuver cette autre sentence opposée aux platitudes en cours sur les prétendus « colosses », Etats-Unis et Union Soviétique : « Je crois à la vertu des petits nombres, à la vertu des petits peuples, le monde sera sauvé par quelques-uns ». Les vingt années écoulées depuis n'ont pas infirmé ·cette intuition pertinente, bien au contraire. Le même Observateur des Deux Mondes s'était permis de contredire tous les augures, tous les gouvernements et tous leurs experts en soutenant qu'entre les deux pseudo-puissances géantes sur la scène internationale, il n'y aurait désormais ni paix ni guerre au sens habituel des termes, dans l'avenir prévisible. Thèse que confirme la collection du Contrat social, que justifient vingt ans d'histoire contemporaine, thèse dont la méconnaissance explique l'incapacité occidentale de concevoir une politique étrangère .cohérente devant les entreprises du despotisme oriental, puisque la peur irraisonnée d'un holocauste universel est le commencement de l'impotence et, au pire, de la soumission sans paix ni guerre. Piètre réconfort que le lieu-commun selon lequel le pire n'est pas forcément le plus probable. Notre expérience prouve qu'un organe désintéressé, uniquement dédié à la recherche du vrai et du juste, à la défense d'idées sérieuses et d'intérêts supérieurs, ne saurait durer sans une manière quelconque de mécénat. Or la France .n'a pas de ces « fondations » qui existent en Amérique pour soutenir des causes ou des -a~uvressalutaires mais non-lucratives. Rares sont les favorisés de la fortune qui prennent à cœur l'avenir de la collectivité. Quant aux autres, indifférents aux malheurs en perspective, un des proverbes de Salomon (qui ne sont pas de Salomon, mais peu importe) s'adresse à eux en termes laconiques : « Celui qui se confie dans ses richesses tombera » (Prov. XI, 28 ). Sagesse très ancienne qui ne cesse d'être vraie, alors que les progrès prodigieux de la science et des techniques sont aussi au service des nouveaux barbares. LE CONTRAT SOCIAL.

MAO CONTRE LA CHINE par B. D EUX ANS ont passé depuis notre chronique sur la « contre-révolution culturelle » en Chine (n° 6 de 1966), dans laquelle une revue succincte de l'année écoulée, d'après une centaine de titres et soustitres de journaux, pour résumer, donnait une idée suffisante du monstrueux dévergondage politico-social déchaîné par Mao Tsé-toung sous l'appellation dérisoire de « révolution culturelle » ( empruntée à la phraséologie soviétique). Déjà se posait la question de savoir si l'idéogramme traduit par « culturelle » ne signifiait pas en réalité tout le contraire. Car fermer l'ensemble des écoles et des universités, brûler par millions les livres classiques, saccager des monuments, détruire des œuvres d'art, vitupérer les écrivains et penseurs les plus justement célèbres, brutaliser des gens inoffensifs, faibles ou désarmés, etc., cela ne correspond guère à la notion occidentale de « culture ». Déjà nous constations « une énorme chienlit collective, tin tamaresque et destructrice ( ...) laissant derrière elle nombre de victimes », bien avant que de Gaulle ne réprouvât la chienlit parisienne des sectateurs de Mao et de leurs congénères. Il serait facile, quoique laborieux, d'allonger à gogo la série des citations du même ordre et de même farine pour les deux années suivantes, si ne nous étaient à tel point mesurés le temps et la place. Mais on aurait beau collectionner les imbécillités de la clique chinoise au pouvoir, aucune ne surpassera celle qui, renchérissant sur le millénium d'Hitler, veut nous enseigner que « les contradictions continueront d'exister pendant un milliard d'années », Mao et ses disciples étant seuls capables de les résoudre, puis celle qui prévoit « des siècles pour amener une décision dans la lutte entre Je socialisme et le capitalisme » (les réféBibliotecaGino Bianco Souvarine rences sont dans l'article mentionné au début). On ne peut retenir à présent que certains traits saillants du tableau devant lequel s'extasient tant d'interprètes attitrés de la déliquescence occidentale, surtout en France sous la cinquième République. Mao et sa cabotine (Chiang Ching*, qui n'avait aucun titre à jouer aucun rôle dans la drôle de guerre civile chinoise, hormis celui de partager la couche du despote), avec l'aide de Lin Piao, maître d'une fraction de l'armée, ont mis plus de deux ans à « purger » le Parti et l'Etat des éléments qu'ils tenaient pour hostiles ou gêneurs. Ils n'ont cessé de rabâcher qu'ils avaient affaire à une « infime poignée » de traîtres, de révisionnistes, d'agents de l'impérialisme, mais pour en venir à hou t il leur a fallu mobiliser plus de cinquante millions de prétendus gardes rouges dopés, fanatisés, enragés, mais impuissants pour l'essentiel puisque la soldatesque a dû s'en mêler, pour trancher en dernier ressort. Cette « infime poignée » d'indésirables, Mao et sa clique ont dû mettre la Chine sens dessus dessous pendant près de trois ans afin de lui régler son compte. Et que lui reprochaient-ils ? * Selon l'article biographique signé Ma Din-lian dans la Literatournaïa Gazeta de Moscou (28 août 1968), elle aurait débuté dans une « maison de plaisirs » (euphémisme pour lupanar) et y devint la deuxième femme du proxénète Van, son protecteur. Plus tard à Changhaï, elle changea son nom de Lou An en celui de Lan Pin, épousa un acteur nommé Ma, et après une série de mariages qui facilitèrent sa carrière théâtrale plutôt terne, elle se rendit à Tchoung-King, siège provisoire du Kuomintang, puis à Yenan où elle s'introduisit dans la caverne de Mao et y supplanta la troisième femme de ce dernier. Le Politburo chinois s'opposa au mariage de Mao avec Chiang Ching (Tsian Tsin, en t1l\nscription russe) mais finit par y consentit.

194 Personne ne saurait vraiment le dire avec preuves à l'appui, en se plaçant sur le plan « idéologique », car dans l'océan de verbiage chinois qui déferle sur le monde, il n'y a pas une ligne, pas un mot de l' « infime poignée » d'hérétiques exprimant leurs vues, justifiant leurs idées, expliquant leurs positions. Cinquante millions de marmousets écarlates mobilisés pour accomplir une incommensurable « purge » ont imposé silence à 1' « infime poignée » des damnés qui n'étaient autres que la majorité du Politburo et du Comité central du Parti, des dirigeants de l'Etat, les cadres principaux des institutions communistes du pays. Et l'on ignore encore ce que cette « infime poignée » aurait eu à dire pour se défendre, peut-être pour accuser ses " persecuteurs. En revanche on sait décidément l'importance des « vidangeurs révolutionnaires » signalée dans notre chronique précitée, et de plus en plus soulignée par la suite. Le vidangeur modèle Shih Chuang-hsiang avait dit aux gardes rouges : « En vidant les latrines, vous nous aidez... à déraciner aussi le capitalisme et le révisionnisme », et il les avait félicités d'être « éduqués dans l'esprit de la pensée de Mao Tsé-toung » (20 septembre 1966). Mais le 11ir janvier 1967, le Drapeau rouge de Pékin annonçait l'arrestation du vidangeur d'élite Shih, démasqué comme traître, protégé de Liu Shao-chi. Le 15 janvier suivant, on apprenait que le vidangeur en question avait été promené à travers Pékin, coiffé d'un bonnet d'âne, avec à son cou une pancarte relatant ses crimes, notamment : « A serré la main de Liu Shao-chi quand celui-ci le consacra vidangeur d'élite et député à l'Assemblée nationale. » Le 23 janvier, le vidangeur Shih était accusé « d'avoir affiché chez lui ses propres pensées, et non celles de Mao Tsé-toung», et, pour ce motif, fut soumis à un meeting de critique devant cent mille travailleurs (pas un de moins) ; parmi ses autres « crimes » figuraient ceux d'être photographié auprès de Liu Shaochi et d'avoir soutenu le Président de la République ainsi que le secrétaire du Parti ; en outre son épouse avait mangé des raviolis chez le maire adjoint de Pékin (A.F.P., 23 janvier 1967). A lui seul, le cas du vidangeur d'élite Shih illustre assez toute l'histoire de la révolution « culturelle » et prend une valeur symbolique exceptionnelle. Il faut reconnaître que dans un pays où la majorité des dirigeants et des cadres supérieurs est purgée à longueur d'année pendant deux ans et plus, la mission des vidangeurs est essentielle et digne de passer à la postérité. Il est plus difficile d'accepter qu'un héros de BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL la vidange soit puni et humilié en public pour des « crimes » que Mao a mille fois commis avant lui : serrer la main de Liu, président de la République, se laisser photographier à son côté. La femelle du Führer chinois a dégusté plus et mieux que des raviolis chez les notables du régime tombés plus tard en disgrâce. Moins admissible encore est que le Monde, organe officieux de la chienlit chinoise, ose la qualifier de « prométhéenne », alors que Prométhée avait dérobé le feu du ciel, non la matière des fosses d'aisance. On ne saurait sous-estimer cette histoire vidangeresse qui caractérise au plus haut point la malodorante révolution « culturelle » et sature le « vent d'Est » nauséabond qui, selon Mao, prédomine sur la brise occidentale. * * * SI PERSONNE n'a vu le moindre texte des vaincus de la tourmente maoïste, alors que le monde est inondé des proses mensongères ou ineptes de Mao et consorts, du moins peut-on tenir pour acquis certains faits essentiels qui se dégagent du fatras prélevé dans la presse chinoise. Il est patent que le génial Mao, ayant accumulé les sottises et les échecs avec son lapinisme inconsidéré, ses cent fleurs aussitôt fanées, son bond en arrière, ses bas fourneaux miniatures, ses communes impopulaires et autres inventions aussi coûteuses que saugrenues, avait été quelque peu mis à l'écart en 1958 par son Comité central qui a dû prendre le contrepied des « pensées » de Mao pour réparer les dégâts (des pensées ad usum des vidangeurs et de rédacteurs du Monde). Pendant des années, Mao a ruminé sa revanche et préparé en secret son retour au pouvoir suprême en machinant cette levée de marmousets qui allait se lancer à l'assaut du Comité central et de toutes les institutions qui en dépendent : le Parti et la Jeunesse communistes, les municipalités, les universités, les syndicats ouvriers, les services d'information et les organes de propagande, la police, l'armée et le reste. Autrement dit, l'énorme masse du peuple chinois étant étrangère aux querelles intestines des communistes et traitée en bétail humain par ses maîtres, Mao a dû réaliser sa reconquista personnelle contre la Chine légale et au mépris de la Chine réelle : ce qu'a bien rapporté Robert Elegant, observateur avisé de la scène chinoise, en poste à Hong Kong (cf. « Mao versus China», in New Leader du 30 janvier 1967). Par quels moyens Mao a-t-il pu mobiliser et mettre en marche ces quelque cinquante mil-

B. SOUVARJNE lions d'illettrés au nom de sa « culture » primaire, c'est là quelque chose de spécifiquement chinois dont nous n'avons pas encore le fin mot et qu'aucun sinologue ou prétendu tel n'a pu révéler jusqu'à ce jour. Pourquoi et comment les adversaires de Mao ont-ils laissé faire, laissé passer, et subi leur éviction sans réagir avec efficace, c'est ce qui reste encore difficile à comprendre, faute d'initiation aux arcanes de la politique intérieure chinoise et, là aussi, c'est ce dont les spécialistes sont incapables de nous instruire. Selon toute vraisemblance, le culte superstitieux du grand magot aura permis de rallier à sa cause les troupeaux disciplinés de la jeunesse empressée à s'assouvir et à faire carrière, phénomène « charismatique » diraient des disciples dévoyés de Max Weber, mais charisme artificiel cuisiné par des charlatans. La passivité apparente des victimes promises à la vindicte du maître nageur reste quelque peu énigmatique, encore que sous les apparences trompeuses une résistance coriace ait eu lieu puisque Mao a mis plus de deux ans à imposer, dans les vingt-neuf provinces et les villes principales, ses « comités révolutionnaires » substitués aux « appareils » déchus du Parti et de l'Etat. Il n'y aurait pas réussi sans l'intervention des quelques forces armées obéissantes à Lin Piao. Tout cela n'aura qu'un temps, au rythme de l'histoire chinoise, et pour l'heure on se doit de mépriser ce que Flaubert entendait par « les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles » : les sources de Pékin et de Changhaï en sont prodigues, reproduites sans discernement par notre presse irresponsable. Que Mao, avec l'aide de l'ex-maréchal Lin Piao, de son secrétaire Chen Po-ta, de sa n-ième femme Chiang Ching et de moindres comparses, ait dû s'attaquer à la direction et à toute l'armature du Parti, dissoudre l'organisation des Jeunesses et même celle des syndicats professionels, disperser les municipalités et fermer les universités, cela prouve qu'il n'était nullement erroné de postuler ici même la solidarité foncière des deux régimes communistes, celui de la Chine et celui de l'Union soviétique. Car les informations du 5 avril 1967 en provenance de Pékin ne laissent pas douter qu'en 1962 la majorité de l'oligarchie communiste chinoise hostile à Mao lui reprochait, entre autres initiatives insensées, « l'empirement des relations avec l'Union soviétique et l'Inde ». Liu et cette majorité s'opposaient alors aux « trois bannières rouges de Mao - le grand bond en avant, les communes populaires et la ligne générale du Parti », ainsi qu'à la politique BibliotecaGino Bianco 195 « de soutien à tous les pays et peuples opprimés par l'impérialisme », écrivait le ]enmin Jih Pao, d'où s'ensuivit une scission au Comité central, en 1962. Des précisions supplémentaires vinrent quand le Kwang-ming ]ih Pao (du 9 août 1967) révéla que Liu, appuyé par Peng Chen, maire de Pékin, avait dressé en 1961 un réquisitoire en règle contre Mao taxé de « vingt et un crimes », parmi lesquels le pseudobond en avant et les pseudo-communes populaires figuraient en bonne place (information parue le 7 octobre 1967 à Tokyo). Il est significatif que, pendant deux ans, Liu ait été couvert d'injures et d'ordures par les soins de Mao sans être mis en cause nommément, mais désigné seulement en tant que « Khrouchtchev chinois », personnalisation de la querelle qui mettait en réalité la personne de Mao en question, car Khrouchtchev représentait la direction collective de son parti tandis que Mao n'était plus le porte-parole de la sienne. A preuve, par exemple, l'article du Monde (17 février 1967) intitulé « Les maoïstes contre le Parti », article qui ne rachète absolument pas les apologies des « vingt et un crimes » parues dans ce journal. A l'appui de ce qui précède, ajoutons que le 31 octobre 1967, deux journaux de « gardes rouges » clouaient au pilori le général Lo Juiching, ex-chef de la Sûreté, ex-chef d'état-major général, qui avait accusé Mao d' « avoir créé artificiellement une tension à la frontière sinosoviétique » ( ce général tenta de se suicider en se jetant par une fenêtre ; son testament rétractait des aveux qu'on lui avait extorqués, Mao sait comme). La rupture entre Moscou et Pékin ne fut donc pas le fait du P.C. chinois ni du P.C. soviétique, mais de Mao avec sa clique, ' ~ . ce que nous n avons certes pas prevu, mais qu'aucun sinologue patenté non plus ne pouvait prévoir : encore à l'heure actuelle, personne ne saurait expliquer par quelle technique Mao a déchaîné inopinément et impunément cinquante millions de trublions contre son propre parti, contre toutes les organisations de masses et institutions étatiques soumises au Parti tout récemment infaillible et totalitaire. Nous avons ici soutenu que le conflit des deux despotismes orientaux n'était pas « idéologique », comme toute la presse atteinte de psittacisme voulait le faire accroire, mais se ramenait à un heurt d'intérêts (mal compris) et à une rivalité de pouvoirs, sous le couvert d'une logomachie à prétentions doctrinales (comme ce fut le cas en Russie après la mort de Lénine, démonstration que nous avons déjà faite). La suite a entièrement confirmé notre thèse puis-

196 que le Monde lui-même, bien que médusé par les « pensées » de Mao, l'a plusieurs fois admise par inadvertance, ce qu'attestent des titres comme « La lutte pour le pouvoir se poursuit dans les provinces chinoises » ( 15 août 1967). De tels aveux involontaires abondent, parallèlement aux billevesées respectueuses du « conflit idéologique ». L'ersatz d'idéologie a été forgé après coup pour camoufler le caractère sordide de la bagarre ; c'est d'ailleurs une pratique constante de ce stalinisme que les ignorants et les niais tiennent pour du « marxismeléninisme ». La mégalomanie, qu'elle soit de Staline ou de Mao, n'est pas de l'idéologie, si les mots ont un sens. Et la volonté d'hégémonie ne l'est pas davantage. A ne considérer que les rapports entre partis et régimes communistes respectifs, il n'y eut donc pas erreur de notre part sur l'essentiel en contestant les déductions baroques tirées de fausses prémisses idéo-illogiques quand la mode du moment incitait tantôt à spéculer sur le pseudo-pacifisme de Moscou contre le pseudobellicisme de Pékin, tantôt à « soutenir » Khrouchtchev contre Mao, tantôt à « reconnaître » Mao pour le guérir de ses complexes de frustration et autres en le chouchoutant au sein de la grande et sainte famille des Nations (oh, combien) unies, mais unies seulement pour se moquer du monde. Le raisonnement qui valait en général pour les deux despotismes n'a pas valu en particulier pour Mao, sa clique et sa claque. Toutefois il y a erreur et erreur, comme il y a fagot et fagot. Nostradamus lui-même qui a tout prédit dans ses Centuries fuligineuses, au point de contenter Maurras à quatre siècles d'intervalle, n'a rien deviné qu'on puisse interpréter comme annonçant la déconfiture du dragon de papier, le P.C. chinois, terrassé sous la lance du cavalier saint Mao et la fronde de ses marmousets. Mais il n'était nul besoin d'être prophète, ni sinologue, pour prévoir le fiasco de l'immonde chienlit pseudo-culturelle qui a épaté la panbéotie occidentale et qui infecte la jeunesse plus ou moins dorée des civilisations urbaines que Lin Piao menace de jacquerie universelle. • * * DANS le deuxième semestre de 1966, Mao, entré en guerre contre son propre parti et contre le peuple chinois, · réussit la première phase de ce qu'il souhaitait et que résume sa formule : « Plus de chaos, mieux cela vaut ». En fait de chaos, la Hitlerjugend rouge réalisa ses vœux à tel point qu'il fallut BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL bientôt en freiner les débordements. Chou Enlai fut l'interprète du freinage, du containment sans lequel l'économie nationale eût sombré dans le tohu-bohu. L'armée subissait alors des épurations drastiques analogues à celles qui sévissaient sur tous les plans, mais la majeure partie restait passive tandis que Lin Piao disposait de forces suffisantes pour intervenir là où le gâchis prenait tournure désastreuse et sanglante. Car si les jeunes enragés purent se livrer effrontément aux pires excès dans les administrations et les universités, dans les pagodes et les églises et les musées, il n'en alla pas de même quand ils prétendirent régenter les usines et les campagnes. Les ouvriers leur infligèrent de mémorables raclées et les paysans les accueillirent avec des pieux et des fourches. Seule l'armée disponible pouvait séparer les antagonistes et imposer un minimum d'ordre pour maintenir quelque production industrielle et agricole à un niveau vital, ainsi que pour prévenir la paralysie complète des chemins de fer. Alors s'esquissait déjà la nécessité d'une troisième force capable d'endiguer l'anarchie tout en sauvant la face à Mao. Dès le début de l'an 1967, les dirigeants à Pékin dénoncent les « erreurs gauchistes » et Chou En-lai morigène les gardes rouges. On assiste à des réhabilitations qui remettent en place des personnages brutalisés et traînés dans la boue l'avant-veille. L'une des dernières trouvailles démentielles de Mao, figurant parmi ses seize points du 8 août 1966 et consistant à singer la Commune de Paris, singerie burlesque mise en avant par son porte-coton Chen Po-ta et sa virago Chiang Ching en janvier 1967, était déjà le mois suivant en pleine faillite (et quid de la répudiation des choses occidentales ?). Ayant sans doute pêché quelque part une citation incongrue de Lénine (autre importation d'Occident), Chen Po-ta avait prôné plusieurs fois la Commune parisienne sans même savoir ce que parler veut dire. A Changhaï et dans d'autres villes, de pseudo-Communes furent proclamées, mais ne vécurent pas six semaines, et Mao dut rétracter cette sottise, une de plus dans sa série déjà fameuse . Après le krach de ses pseudo-Communes à la française s'affirmait de plus en plus l'échec final de s~s chers gardes rouges, harcelés par des « rebelles » plus à gauche, devant l'hostilité générale de la population et les conséquences pitoyables de leur inconduite. Il fallut substituer aux anciens comités omnipotents du Parti, régionaux et locaux, de tout-puissants Comités révolutionnaires comme organes du pouvoir

B. SOUVARINE afin de refouler une démagogie galopante, de restaurer l'autorité indispensable, d'enrayer la catastrophe économique en perspective. De fait, sous le masque d'une triple alliance des communistes, des militaires et des jeunes gardes mélangés de « rebelles » gauchistes, ce sont presque partout des vieux cadres de l'armée qui, avec des vétérans rescapés du Parti, dominent la plupart de ces nouveaux comités révolutionnaires où l'amalgame varie selon les régions et les circonstances. Il va presque sans dire que lesdits Comités se soucient de Marx et de Lénine, dont Mao se réclame à l'instar de Staline comme de ses ancêtres spirituels tout en vomissant les Européens en bloc, se soucient de Marx et de Lénine, disons-nous, autant que de leur première chemise. A leur diligence, les hordes de marmousets ont été peu à peu dispersées dans les profondeurs des campagnes pour y assouvir leur tempérament et apaiser leur zèle intempestif dans les travaux agricoles en tenant d'une main la bêche ou la pioche, et, dans l'autre, les « citations du président Mao » qui composent le Petit Livre rouge. Après deux années de désordres indescriptibles et de violences insensées, de luttes intestines féroces, d'échauffourées meurtrières et de répressions sanglantes, de grèves, de sabotages, de destructions, de pillages, d'incendies, de dénonciations réciproques, d'épurations en masse et de réhabilitations en série aussi peu explicables que les disgrâces antérieures, les comités révolutionnaires sont décidément maîtres de la situation, détenteurs du pouvoir réel. Certes Mao trône à Pékin, mais après l'avortement de sa révolution « culturelle » qui aboutit dans l'immensité de la Chine à la prépotence d'une soldatesque inculte, aux ordres de la coterie installée aux leviers de commande dans la capitale. C'est à l'intention de cette soldatesque, qui d'ailleurs en grande majorité ne sait pas lire-1-, que Lin Piao avait fait compiler en 1964 le recueil des « pensées » de Mao devenu le catéchisme rouge des marmousets, ensuite imposé aux adultes, et qui, comble de dérision, allait susciter dans un « Occident pourri » l'engouement de la bourgeoisie asinesque et, en partie, de sa jeunesse universitaire désaxée. Ce recueil répandu dans le monde à millions d'exmplaires * Les dictionnaires chinois les plus complets contiennent environ 44.000 signes (idéogrammes) dont beaucoup sont tombés en désuétude. Mais il faut en savoir 10 à 12.000 pour ]ire des livres contemporains et 3 à 4.000 suffisent à la lecture des journaux ou des tirades de la propagande : encore trop pour des soldats incultes. BibliotecaGino Bianco 197 en toutes langues par la Chine et réimprfmé en quantités innombrables par des éditeurs bourgeois pressés de make money illustre étonnamment la médiocrité du « penseur » qui a besoin de tels procédés pour se jucher indûment sur un piédestal temporaire : le précédent de Staline ne lui a rien appris, ni le sort du Précis stalinien d'histoire tiré à plus de 50 millions d'exemplaires et mis au rebut après la mort du despote. Sur ce catéchisme chinois heureusement soporifique qui tient du sottisier plus que du florilège, il faut lire dans Est et Ouest (n° 381 d'avril 1967) l'analyse de Claude Harmel : « Autopsie du petit livre rouge ». En fait de platitude, de monotonie et de banalité, écrit le commentateur, on ne trouverait pas mieux dans l'ensemble de la littérature communiste, pourtant riche en écrits médiocres qui se répètent à n'en plus finir. Dans ce « monument de vulgarité intellectuelle » où la « pédagogie pour sous-développés mentaux » le dispute aux lieux communs les plus défraîchis, tout ce qui n'est pas banalité courante est plagiat d'auteurs décédés : les citations parallèles et les références que produit Cl. Harmel en sont la démonstration irréfutable. Cette morne anthologie a pourtant trouvé des laudateurs serviles dans le Monde et chez les satellites de ce journal bien pensant (de nos jours, bien penser consiste à prendre parti pour les bourreaux contre les victimes). En plus de ses rédacteurs habituels préposés à la servilité envers les despotismes orientaux, le Monde a recruté en renfort des « crapules staliniennes », comme les définissait récemment un porteparole pittoresque mais nocif des étudiants de N~nterre, « crapules staliniennes >> apparentées spirituellement (si l'on peut dire) aux vidangeurs de Pékin pour vanter à pleines colonnes à pleines pages, l'excellence des « pensées » d~ Mao les plus nulles ou les plus odieuses, bref les plus « prométhéennes » selon un de leurs émules en apologétique. Ainsi s'explique pour une grande part la répercussion que le « temps des troubles en Chine » (cf. l'article sous ce titre dans notre revue de janvier 1967) a eue en 1968 sur le printemps des troubles en France. * * * Tous les vices à la mode pa9Sent pour << v~rtus », dit ~olière. La décomposi- . t1on du stalini. 1ne a engendré en Occident des sous-produits qui se disputent l'adhésion de la jeunesse oisive et disponible,

198 pervertissent les néophytes intellectuellement faibles et prompts à s'engouer pour l'une ou l'autre des modes concurrentes, maoïsme, castrisfe, trotskisme, qui semblent rivaliser mais en quelque mesure se confondent. En France, le snobisme bourgeois s'en mêle et amplifie le tumulte des sectes, les privilégiés de la vie facile posent volontiers aux iconoclastes, et les insanités de Mao leur offrent excellent prétexte à prendre des attitudes aussi gratuites qu'avantageuses. Un seul exemple, mais assez significatif : on a pu lire dans le Monde du 16 mars 1967 qu'à Paris les étudiants de l'Ecole supérieure des sciences économiques « ont acclamé » un Chinois de l'ambassade qui venait de leur enseigner la révolution culturelle, laquelle « doit servir de modèle au prolétariat mondial », mais dont l'issue ne sera connue qu'après « plus d'un siècle » ( les délais varient selon les oracles). Le mandarin aux ordres garantit à son auditoire que la révolution culturelle « n'a pas nui à la production : au contraire, elle a donné une impulsion nouvelle à l'agriculture, à l'industrie et à la recherche scientifique ». Credo quia absurdum : les freluquets de cette Ecole dite « supérieure » ont gobé avec délices les boniments du Chinois « et l'ont assiégé en lui demandant de signer des exemlpaires du petit livre rouge de citations du président Mao qui leur avait été distribué à l'entré~ ». Ils avaient appris la veille, même journal, qu'en Chine « les élèves doivent corriger leurs professeurs », et ils sauront l'année suivante (8 août 1968) que « les étudiants chinois recalent leurs professeurs ». Puisque la fermeture des écoles et des universités donne « impulsion nouvelle ... à la recherche scientifique », comment ne pas aduler Mao qui invente la solution idéale aux problèmes de la culture en supprimant les études? Principal véhicule de la propagande chinoise en France, le Monde n'a pas été seul à lancer la mode « garde rouge ». Il entraîne dans son orbite des journaux satellites et inspire une large polyphonie de presse écrite et parlée, de l'extrême droite à l'extrême gauche. La Radiotélévision française lui fait écho, renchérit, insiste, illustre les th~mes. Le Figaro} saisi d'émulation dès qu'il s~àgit des modes, a publié de prétentieuses sottises pour exalter « la jeunesse chinoise, moteur de la révolution continue », et signées Jean Chauvel, ambassadeur de France, quitte à faire semblant d'ignorer que cette belle jeunesse a été remise au pas, matée par ceux-là mêmes qui l'avaient pervertie et débridée. La Nation française, au nom du natioBibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL nalisme intégral, a salué avec frénésie les exploits érostratiques des vauriens déchaînés par Mao. Dans la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, Robert Louzon a pris parti pour le super-stalinisme de Mao et de Lin contre les travailleurs de l'usine et de la terre. Au quartier Latin, des librairies subventionnées diffusent à profusion la littérature maolinesque arrivée en masse par mer et par avion, annoncée à grands frais dans le Monde, et que distribuent plusieurs coteries prochinoises rivales. De tout cela, on a eu les conséquences lors des émeutes de Mai dernier en France, cependant que des soudards munis du petit livre rouge rétablissaient l'ordre en Chine, au nom de Mao qui avait fomenté le désordre. On s'interroge en vain sur ce qui, en Occident, séduit les jeunes philistins des grandes écoles au spectacle répugnant du chambardement chinois pseudo-.culturel. Le phénomène n'étant pas spécifique à la France ni manifesté à l'état pur, car il s'y mêle toutes sortes de revendications chimériques et d'imprécations contradictoires, car la volonté de jouissance s'y combine avec la volonté de puissance et les deux se traduisent en recours aux violences gratuites ou provocatrices, il faut pour l'heure se borner à ne considérer que la Chine de Mao devant laquelle se prosternent tant d'Européens dénués de sens moral, mais forts de leur ignorance crasse. Le fait incontestable et dominant est que Mao, s'il a eu le talent de s'emparer du pouvoir et de s'y cramponner, n'en est pas moins un incapable en tant qu'homme d'Etat et un menteur en tant que théoricien de la révolution et « grand timonier » du vaisseau chinois de haut bord. Toutes ses initiatives gouvernementales ont fi.ni par des déboires, parfois des désastres. Quant à sa ligne de conduite visà-vis du régime soviétique et des autres partis communistes, elle n'est jalonnée que de mensonges, constatés par tout observateur sérieux . ' et s1ncere. Dès 1960 dans un article de la présente revue, « Ombres chinoises » (numéro de novembre), nous notions les discordances sinosoviétiques relevées notamment depuis une dizaine d'années dans le supplément de l'Economist de Londres (19 juillet 1951), donc antérieures à fa. mort de Staline. Elles prouvaient que Mao prenait déjà ses distances par rapport au P.C. soviétique et à son maître, que le P.C. chinois se traçait une « ligne » particulière pour se différencier de la politique de Moscou1 que l'oligarchie à Pékin s'attribuait la direction des mouvements révolutionnaires en Asie et

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