Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

180 Ce qui était soumis au jury, c,était le cas de Villain, mais c,est à quoi on pensait le moins. « Au fond, écrit Jean Rabaut, ce procès·Villain est un procès sans Villain. Renaude! ira 1· usqu,à dire : « L,homme qui est ici ne compte pas. » Il est vrai que le véritable procès de Villain aurait été la chose la plus plate et la plus banale du monde. Le meurtrier était un de ces pauvres hères qui forment dans les cours d,assises la quasi-totalité des accusés, un de ces malheureux qui furent prématurément privés de l'affection maternelle et de qui le déséquilibre affectif est évident 2 • Pour les juger, d,autres hommes s'affublent d'une robe rouge, on tire au sort quelques ignorants, et l'on met en scène une mascarade folklorique dont les rites paraîtront un jour l'aspect le plus extravagant de notre civilisation. Villain fut acquitté. Vaillant-Couturier s,indigna et prit à partie la « conscience bourgeoise», Anatole France prononça que le verdict était « monstrueux », et l'auteur, rétrospectivement, semble leur donner raison car il prend soin de préciser que le jury comprenait onze bourgeois et un seul salarié. Sans doute entend-il qu'un jury de salariés aurait jugé différemment. A examiner les choses sans préjugé, il faudrait en déduire que tout jury est partisan. Quoi qu'il en soit, en l'espèce, la personnalité de Jaurès ne devait pas intervenir, mais celle de Villain seulement. Et Villain, comme tous les criminels, était un homme à plaindre. « Nul, dit Socrate, ne fait le mal volontairement. » C'est là une évidence, mais elle est trop contraire à nos traditions pour que personne ose la regarder en face. On lit ailleurs : « Ne jugez pas. » Parole morte pour qui fait métier de juger. 2. La mère de Villain fut internée peu après sa naissance. Il fut élevé par sa grand-mère maternelle, elle aussi déséquilibrée relevant de la clinique. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL (Dira-t-on que la personnalité de Jaurès avait son importance, parce qu'il fallait savoir dans quelle mesure la polémique contre Jaurès avait inspiré Villain ? Ce serait mal raisonner. Puisqu'on avait la conviction qu'il n'y avait pas eu de complot, ce qui importait, c'était de voir que Villain était influençable, non qui l'avait influencé. Pourquoi chercher à· savoir s'il avait lu Maurras ? Il pouvait aussi bien avoir lu ou entendu dix autres. Jean Rabaut et Alexandre Croix citent assez de textes pour qu'on voie que l'idée de tuer Jaurès était parfaitement triviale, et que Jaurès lui-même en parlait, exactement comme tout le monde : matière pour ~es historiens et les sociologues, non pour des Juges.) * * * Après avoir peint le procès de Villain dans ses contr~dictions et ses incohérences, Jean Rabaut suit le meurtrier acquitté dans ses aventures ûÎtérieures. Elles le conduisirent à Ibiza où il fut exécuté en 1936 par un groupe révo~ lutionnaire qui ignorait vraisemblablement à qui il avait affaire. L'auteur suit également le sort posthume de Jaurès, et il montre comment le _nom de Jaurès fut invoqué au congrès de Tdiirs par les deux tendances opposées, utilisé un peu plus tard dans le procès de Germaine Berton, puis lors du transfert des cendres au .Panthéon, enfin au temps du Front populaire. Et il se demande si Jaurès n'est pas « devenu un méconnu célèbre ». Sans doute. Mais c'est là le sort de tous les personnages historiques : on ne pense à eux que pour mettre leur mémoire au service des passions du jour. Et lorsque les siècles ont passé et qu'ils paraissent livrés aux érudits, les passions encore, et les préjugés, et la paresse et l'ignorance laissent rarement tracer d'eux un portrait qui ne soit pas défiguré. YVES LÉVY. ,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==