QUELQUES LIVRES Cette circonstance donne un intérêt historique particulier aux critiques, aux outrages, aux accusations où il ne cessa d'être en butte. C'est de quoi nous entretient M. Alexandre Croix dans un livre touffu où les digressions sinuent et se succèdent, et où Jaurès est l'occasion de traiter à loisir de Guesde et des guesdistes (gent détestée), des anarchistes (héros obscurs), de Clemenceau, Caillaux et bien d'autres. Le livre est essentiellement fondé sur des documents, et l'auteur ne résiste jamais au plaisir de citer les journaux, les revues, les livres, de même qu'il illustre à profusion son texte avec des caricatures des dessins, des photographies de l'époque. Il écrit d'une plume parfois incorrecte, mais dans un style polémique alerte. Une flamme libertaire anime secrètement de bout en bout l'ouvrage, et en rend la lecture très vivante, quels qu'en soient les dé tours et les méandres. Cependant, tout passionné 91:'i} e~t, l'~uteur ~ un souci évident de la vente historique. S1 ses jugements (comme tous les jugements) sont d'un partisan, ses mises au point concernant les faits sont en général convaincantes. Et de toute façon, il exhume tant de textes ~ubli~s qu'on ne peut manquer de lui en savoir gre, et ?e regretter l'absence d'un index. Dans cette histoire polémique, on ne saisit pas les persor:inages selon leur inspiration fondamentale, mais dans les difficultés qu'ils rencontrent, les obstacles où ils se heurtent. Et pour les comprendre, ceci n'est pas moins nécessaire que cela. * * * Nul récit ne peut rendre l'atmosphère du passé aussi fidèlement que les écrits contemporains. C'est sans doute ce que pense Jean Rabaut, qui lui aussi cite abondamment ~es textes du temps dans un livre dont le point central est le procès de Raoul Villain 1 • Raoul Villain avait tué Jaurès. Il fut pris, incarcéré, et jugé aux assises de la. Seine cinquante-six mois plus tard. Pourquoi le gardat-c~1 si longtemps en prison ? Pa~ce q1;1es. on procès n'était pas un banal proces c~1m1ne~, c'était aussi, c'était plus encore un proces politique. Jean Rabaut souligne cet aspect des ~hoses. Il donne, en effet, à l'un de ses chapitres un titre qui ne laisse pas de surprendre : « La victime perd son procès ». Une ambiguïté fondamentale est ainsi mise en évidence : dans l'affaire soumise au jury s'enchevêtraient le procès 1. Le doasicr du procès a disparu. L'auteur, secrétaire de la Société d'études Jauréslennes, est le premier à avoir eu accès à Ja copie intégrale du dossier appartenant à M• Paul-lioncour, qui fut avocat de la partie civile. BibliotecaGino Bianco 179 criminel fait à Villain, le procès politique fait à Jaurès. C'est ce que fit remarquer Zévaès, avocat tle la défense, qui d'ailleurs ne se priva pas de mettre en cause l'action poli tique de Jaurès. De leur côté, les témoins de la partie civile se plurent à exalter la figure du tribun. Cet aspect du procès conduit Jean Rabaut à exposer préalablement ce que furent les conceptions de Jaurès en matière de défense nationale et de politique étrangère, puis les attaques et les menaces que lui valut son action dans l'un et l'autre domaine. D'aufre part, on se livra, de l'assassinat au procès, à force conjectures sur ce qu'eût été, s'il eût vécu, la position de Jaurès entre l'Union sacrée et l'internationalisme. Cela incite l'auteur à donner un récit détaillé et précis de ses actes et de ses paroles au cours de ses derniers jours. Ces précisions aident-elles à comprendre et à apprécier le déroulement du procès ? On peut en douter. Ce sont simplement des précisions historiques qui, fondées sur une étude consciencieuse et données sans parti pris, permettent de bien connaître les faits examinés par l'auteur. Mais cela n'éclaire en rien le procès, qui n'est lui-même qu'un fait historique, dans une série de faits où il s'insère. C'est d'ailleurs ce qui ressort, qu'il l'ait voulu ou non, du récit de Jean Rabaut. Il montre, en effet, très bien que le procès a été longuement retardé pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la bonne marche de la justice, que pour des raisons politiques les adversaires des socialistes ont cherché à faire passer l'acte de Villain pour le geste d'un patriote exécutant un traître, que pour des raisons politiques les socialistes majoritaires de l'Union sacrée ont voulu mettre à profit le procès pour peindre Jaurès en patriote intransigeant, etc. En réalité, toute cette fantasmagorie a contribué à noyer le procès dans un marais d'intentions inavouées et d'arrière-pensées inavouables qui n'avaient rien à voir avec le cas qui se jugeait. Il n'est pas rare qu'il en soit ainsi, mais en l'espèce la discordance était particulièrement flagrante et fut signalée par plusieurs chroniqueurs, tout étonnés de voir le procès servir d'occasion à des exercices oratoires parfajtement intempestifs. Le vrai procès, le procès de Villain, faillit passer inaperçu. On parlait de Jaurès, de la défense nationale, de la loi de trois ans. Propos oiseux : Jaurès et son action étaient matière pour un historien, non pour le prétoire, qui èst bien l'un des lieux du monde ot1 l'on n le moins de chance de rencontrer la vérit ', parce que c'est un lieu où on ne la cherche guère.
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