Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

QUELQUES LIVRES siècle en Allemagne, en est assez pauvre : Charles Renouvier, dont le Victor Hugo, le philosophe n'est pas tombé tout à fait dans l'oubli ; et, auparavant, dans L' Art au point de vue sociologique, ce Jean-Marie Guyau dont on s'étonne que le succès de Teilhard de Chardin ne l'ait pas tiré de l'ombre car, moins lourd de science mais mieux lesté de philosophie, il avait, lui aussi, rêvé sur l'évolution, et dans le même esprit de panthéisme romantique. Dix ans avant Emery, Denis Saurat avait publié sa Religion de Victor Hugo qui renouvelait le problème, mais qui, en dépit du titre sous lequel son auteur la réédita en 1948 - Victor Hugo et les dieux du peuple, - avait le tort de confiner la pensée de Hugo, de lui donner ' , ,f • A un caractere trop esotenque en meme temps que trop rationnel, comme si l'auteur de Ce que dit la bouche d'ombre s'était borné à mettre en vers (mais quels vers !) ce qu'Alexandre Weil lui avait révélé de la Cabale. Au contraire, Emery soulignait à la fois que la révélation religieuse de Hugo, quels que fussent ses emprunts, était profondément, intimement personnelle, et qu'elle était en même temps l'aboutissement d'une immense recherche collective. Recherche que poursuivirent non seulement tous les écrivains romantiques (au moins après 1830), ou presque tous, même Lamartine, même Alexandre Dumas, mais d'autres aussi, en dehors de la littérature et du romantisme, à commencer par les socialistes de l'école saintsimonienne. Recherche d'une religion nouvelle qui rendrait un sens à la vie individuelle en en donnant un au mouvement des hommes à travers l'histoire, en faisant de l'évolution des sociétés des mondes la lente, douloureuse, mais féconde gestation de Dieu, sa création selon les uns, sa restitution plutôt, selon Hugo, l'homme, les animaux, les plantes et les choses (dont nulle n'est tout à fait sans âme) rentrant peu à peu dans l'Etre unique dont le mal les a détachés et qu'il a, de ce fait, disloqué. Que tout cela ait, pour finir, triomphé dans le siècle sous la forme de la plate, creuse, pauvre, néfaste religion du progrès, enlève peu de chose au génie de Hugo et à la prodigieuse épopée spirituelle du romantisme dont l'entreprise hugolienne fut le sommet, plus certainement que celle de Wagner; une épopée dont Emery ne cesse de redire, à fort juste titre, qu'elle ne commence pas avec la bataille d'Hernani ( qui ne commence rien, même dans l'œuvre de Hugo, sinon dans sa carrière) pour se terminer, disons, avec Madame Bovary, mais plutôt qu'elle débute au milieu du XVIIIe siècle et s'achève, par une espèce de démembrement BibliotecaGino Bianco 177 d:empire, à la veille de la première guerre mondiale (pour autant qu'elle se soit alors achevée). Cette épopée, Emery en avait tracé l'esquisse en quelques paragraphes de son Hugo. Il en a repris l'histoire dans les deux volumes de L' Art romantique, sans doute son •œuvre la plus forte. Pour retracer ce mouvement des idées de la ' sensibilité, des formes littéraires, voire des faits politiques et sociaux qui, par moments, a entraîné non seulement des élites, mais tout le siècle il fallait assurément son savoir et sa compré~ hension encyclopédique, compréhension et savoir qui s'étendent à l'ensemble du domaine littéraire, et de plus aux arts plastiques et à la musique, aux systèmes philosophiques, au mouvement social et à l'histoire politique. C'est cette fan1iliarité avec les domaines les plus divers de l'art et de la pensée qui fait le troisième grand mérite du premier Hugo d'Emery, qui constitue son originalité la plus facile à saisir, le livre s'ornant, malgré la médiocrité des moyens, de seize reproductions de dessins de Hugo. Emery fut l'un des premiers - peut-être sous l'influence d'Henri Focillon - à sacrer Hugo grand peintre, à discerner dans ses innombrables dessins (on en connaît aujourd'hui environ deux mille) quelque chose qui l'apparente à Rembrandt. Tout d'abord, il révélait, ou presque, « ce douanier Rousseau du romantisme » dont aujourd'hui on admet « de bonne grâce l'existence », comme il l'écrivait en 1962 dans son second livre sur Hugo ; mais aussi, mais surtout, partant du parallélisme qu'il rendait évident entre l'évolution de la manière du Hugo dessinateur, de sa vision picturale des réalités extérieures, et celle de sa pensée, il montrait comment cette pensée, loin d'être empruntée à d'obscurs théosophes (ceuxci en aidèrent-ils la formulation), relevait d'une expérience directe. La vision de Hugo n'est pas celle d'un peintre épris avant tout de formes et de couleurs. Elle est, si l'on ose dire, la vision d'un visionnaire, pour qui les réalités matérielles ont une autre signification que celle qu'on leur donne d'ordinaire, vivent d'une autre vie que l'existence inerte qu'on leur voit vivre. Nous ne savons quelle pudeur, quel reste de respect pour certain rationalisme dont le règne s'attardait poussaient alors Emery à écrire que son ana• lyse des rapports de la pensée et de la vision chez Hugo constituait une étude de psychologie esthétique. En fait, elle débordait cc - limites étroites. En un temps où l'on comn1ençait à se rendre compte qu'on était entré dans l'ère des masses (cela déjà depuis vingt ans),

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