Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

176 Emery revient à ses premières amours. Ecrit en 1935, paru sauf erreur en 1939, ce Hugolà fut bien son premier grand livre, mais pour revenir il faut être parti, il faut avoir quitté. Or, depuis 193 5, c'est sans cesse qu 'Emery a parlé de Hugo, et ils ne sont pas nombreux, pas plus de deux ou trois, ceux de ses quarante ouvrages où ne figure pas au moins une mention ou une citation de Hugo, et le plus souvent un d~veloppement sur tel aspect de sa pensée et de son art. Pour l'essentiel, la méthode d'Emery, sa méthode de penser - on pourrait dire, usant du parler de l'école, sa méthode en philosophie - c'est la lecture des « chefs-d'œuvre » (il a donné ce titre à deux de ses ouvrages : Chefsd'œuvre, en 1943 ; Retour aux chefs-d'œuvre, en 19 5 3). Leur lecture en profondeur, une lecture qui est une interrogation métaphysique, qui demande à l'œuvre d'art, quelle qu'elle soit : roman, poème, fresque, statue, symphonie, cathédrale - et à l',œuvre d'art plutôt qu'au système philosophique, car elle est moins désincarnée, car elle demeure plus proche de ce qu'elle exprime - non un divertissement ou un ravissement (encore que ce soit leur objet premier, jamais dédaigné), ni même le secret. du sortilège esthétique, mais un enseignement, un témoignage sur le mystère de l'homme, sur son drame dans la société et dans l'univers, quelque chose comme une révélation religieuse. Les ·œuvres promontoires, les œuvres Sinaï sont celles qui supportent d'être ainsi consultées comme des bibles et qui, à être ainsi traitées, se sont enrichies de siècle en siècle. La moitié au moins des livres d'Emery constituent de la sorte non pas une exégèse (le mot, aujourd'hui, signifie trop peu), mais un commentaire, une interprétation, un éclaircissement, une élucidation, une ouverture, et comme un développement et une continuation des œuvres géniales dont l'apparition jalonne « l'évolution humaine » ( titre d'un de ses livres). Parmi ceux qu'Emery tient pour des génies annonciateurs ou révélateurs, condensateurs en quelque sorte d'un moment de l'homme, parmi ces génies oraculaires dans la familiarité de qui il vit, Hugo siège en bonne place, au premier rang, aux côtés de ses pairs, Homère, Eschyle, les évangélistes, la cathédrale de Chartres, Dante, Shakespeare, Cervantès, Rembrandt, Gœthe, Beethoven, Wagner et Tolstoï. Nul désormais n'oserait s'esclaffer à voir Hugo placé si haut. Ceux qui le dénigrent encore sont obligés d'y mettre quelque forme et, dans une certaine mesure, de se justifier : ce sont eux aujourd'hui qui plaident. La situa- · BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tion était exactement inverse il y a trente-trois ans, quand Emery écrivit son premier Hugo, celui qu'il réédite aujourd'hui, et il fallait alors une singulière audace intellectuelle, un parfait dédain du bon goût du jour, pour mettre à son rang l'auteur de la Légende des siècles. La mode en était encore au décri. Certes, le cinquantenaire de la mort du poète avait provoqué - sans parler des pompes officielles, d'ailleurs bien médiocres - la publication d'un numéro spécial de la revue Europe (dont les communistes ne s'étaient pas encore emparés), et c'est, croyons-nous, de cette publication que date la résurrection de Hugo, sa remontée des abîmes - à tout le moins la fin de son temps de purgatoire. Si, selon le mot de Pierre Aldouy que cite Emery dans son introduction aux Chansons de Victor Hugo, le précieux florilège qu'il nous donna voici deux ans, Hugo a « gagné la partie aux environs de 1950 », en 1935 cette partie était à peine engagée et il n'était pas certain qu'elle serait gagnée. N'est-ce pas cette année-la que Thierry Maulnier, tout imbu alors des théories de la « poésie pure », publiait, sous le titre d'Introduction à la poésie française, une anthologie dans laquelle Hugo avait droit à soixante-six vers (dont trente-quatre empruntés aux Chansons des rues et des bois, et un, grâce à Péguy, à la Légende des siècles...), tandis qu'il en était donné quatre-vingt-huit de Jean Bertaut (1552-i611) et quatre cent dix-huit de Maurice Scève (v. 1501-v. 1560), décidément le premier de nos p9ètes ? Il est vrai que, se déjugeant sans le vouloir, Maulnier assurait quelque part dans son commentaire que « d'Aubigné est notre Hugo, celui que Hugo crut être et réussit à faire croire qu'il était ». C'était reconnaître l'originalité de Hugo, et qu'il avait à tout le moins créé, imposé, une certaine image du poète et de son rôle. Le mérite d'Emery fut alors d'oser dire que Hugo était notre Hugo, qu'il était bien celui qu'il avait cru être et fait croire qu'il était. D'abord, un grand poète, et non seulement parce qu'on pouvait glaner chez lui des beautés relevant de la « poésie pure » jusque dans l'étroite acception que l'abbé Brémond donnait de l'expression, et les y glaner aussi abondamment qu'on pouvait le faire dans les champs de Booz C« Laissez tomber exprès des épis, disait-il ») ; ensuite, ainsi qu'il en avait toujours eu la prétention en dépit des railleurs, un penseur, ou, comme il disait, un songeur. D'autres l'avaient découvert avant Emery, et notamment deux authentiques philosophes de notre XIXe siècle français, qui, comparé au même

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