174 connaissance qu'il a de sa terre, de sa région, de son climat, science qu'on ne peut guère transporter à la semelle de ses souliers. Les offres venant d'autres métiers sont rares et le paysan, par son isolement matériel et sa formation professionnelle, est généralement peu apte à les saisir. L'exode rural est important parmi les moins de trente ans. Passé cet âge, il devient très difficile, cela pour des raisons aussi différentes que l'inadaptation à un métier industriel et le lien affectif avec la terre. Sol et climat représentent des contraintes plus lourdes que l'environnement économique et social ; ils règlent la vie du paysan, le privent de cette liberté que l'ouvrier acquiert après ses heures de travail : liberté d'aspect anonyme d'ailleurs, et qui risque de confiner celui qui en jouit dans un isolement moral pire que celui du paysan, intégré dans la cellule villageoise. Le travail agricole ne permet pas la coupure quotidienne que l'ouvrier peut pratiquer entre vie professionnelle et vie sociale ou spirituelle : il absorbe l'être tout entier, le rend esclave de la nature, végétale ou animale, met à l'épreuve sa patience et son courage. D'où, chez le paysan, certain sentiment de supériorité morale compensant une évidente infériorité sociale. Dans le comportement paysan, on retrouve les thèmes chers à Rousseau : on ne triche pas avec la nature, mais avec la société des hommes - et le paysan va jusqu'à penser que .c'est là une règle du jeu ... Certaines enquêtes montrent le cultivateur souhaitant que son fils reste à la terre, et en même temps rejetant la condition paysanne pour _safille si celle-ci n'est pas en état d'y « attirer un gendre » (p. 226 ). Attitude ambivalente qui exprime peut-être un conflit, souligné par l'auteur, entre le rêve personnel d'évasion du paysan et l'impératif moral qui lui commande de maintenir en vie son exploitation. Moins d'un quart des paysans interrogés ont envisagé de laisser leur fils à l'école après le certificat d'études primaires ou de lui faire suivre un enseignement professionnel. Il n'existerait donc aucune corrélation entre une plainte généralisée contre les maux de la société actuelle et l'idée que l'agriculture doit changer de base, devenir technique pour survivre. Aux yeux du paysan, ses malheurs seraient dus presque exclusivement au monde extérieur, en particulier à des prix agricoles trop bas, à des prix industriels trop élevés. Rares ceux qui, parmi les adultes, accusent la mauvaise organisation de la production et l'insuffisance des surfaces exploitées. Comme s'ils étaient enfermés dans un ghetto, en leur majorité les paysans rendent responsables les · BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL gens de la ville, l'administration, le gouvernement, puissances dont ils se méfient tout en récla,nant leur bienveillante intervention en temps opportun. Ces plaintes portent communément sur deux points : manque de capitaux pour transformer les exploitations, auquel s'ajoute, en l'aggravant, le manque de maind',œuvre; insuffisance de l'équipement rural en général. La méfiance des agriculteurs envers l'Etat se retrouve, atténuée, dans leur attitude à l'égard des syndicats, souvent suspectés de servir de tremplin à des ambitions politiques. Une moitié d'entre eux au plus semblent satisfaits des syndicats, un tiers environ participent à des manifestations, ce qui peut paraître considérable mais qui, plus qu'un acte de confiance en l'action collective, exprime un sentiment pessimiste sur l'avenir de la profession. Aujourd'hui comme hier, la classe paysanne craint la crise et, si l'on excepte une minorité courageuse, elle ne voit guère de moyen efficace, hors d'hypothétiques mesures de protection gouvernementales ;-'de l'éviter. La modernisation se fait aux dépens du budget quotidien, ou bien au prix d'un endettement qui apparaît à beaucoup comme une marque infamante. Là encore, il s'agit d'un .conflit de générations. Seuls les jeunes croient à l'avenir d'une agriculture moderne et seuls ils « fondent leur espoir sur le désespoir des autres : c'est parce que le voisin déserte sa maison qu'ils pourront cultiver son champ » (p. 241). La nécessité de l'intervention de l'Etat devient évidente dans certains domaines. Le viticulteur, par exemple, dont la récolte disparaît dans la masse des vins ordinaires, est une espèce d'ouvrier à domicile qui possède ses propres instruments de travail. Son niveau de vie est assuré par l'Etat, et en cela il diffère du petit exploitant de la polyculture. L'auteur le considère comme une préfiguration des producteurs agricoles de l'avenir. * * * Au siècle dernier, l'agriculteur votait pour les notables monarchistes, généralement grands propriétaires, qui dirigeaient en outre les syndicats agricoles de la rue d'Athènes. Plus tard, les républicains, après avoir fondé les syndicats « du boulevard Saint-Germain », évincèrent les monarchistes. Mais rares furent les élus paysans. Les servitudes de l'exploitation familiale, le manque de main-d'œuvre s'accordent mal avec des absences répétées. Le vieillissement des chefs d'exploitation entraîna celui des responsables syndicaux. Ici et là, la jeunesse avait du
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