Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

K. PAPAIOANNOU sèrent 95.000 morts, les Anglais 20.000, les Turcs on ne sait combien, les Russes au moins 120.000 - la première en date des guerres vraiment industrielles, - n'a été, aux yeux de Marx, qu'un « simulacre de guerre », une pseudo-guerre (ce terme revient comme un leitmotiv dans tous ses écrits). Il s'indigne que ces armées « qui ont conquis l'Algérie et appris la théorie et la pratique de la guerre sur l'un des champs de bataille les plus redoutables », que ces soldats « qui ont battu les Sikhs sur l'Indus et les Cafres dans le maquis sud-africain 61 » se soient révélés incapables de toute action d'éclat et piétinent en Bulgarie ou devant Sébastopol : Il y a un fait certain : l'Europe conservatrice, l'Europe de l'Ordre, de la Propriété, de la Famille et de la Religion, l'Europe des monarques, des seigneurs féodaux, des capitalistes ( ...) vient de montrer une fois de plus sa totale impuissance. Puisque l'Europe est pourrie, une guerre aurait dû secouer les éléments sains, une guerre aurait dû réveiller les forces qui sommeillent. Parmi 250.000 hommes, on aurait dû trouver suffisamment d'énergie pour qu'il y eût au moins une bataille véritable, où les deux parties en présence auraient récolté quelque gloire et affermi sur le champ de bataille leur courage et leur énergie. Mais non ! Contaminés par une « civilisation débilitante et démoralisante », les Occidentaux semblent devenus « inaptes à une guerre en règle, fraîche et menée avec entrain ». La fin de la guerre de Crimée n'a nullement atténué le zèle inquisiteur de Marx. Sa russophobie lui faisait voir partout des machinations encouragées par des « valets du tsar » comme ... Bismarck et Gladstone, ou bien directement fomentées par des « agents russes », dont ... le roi Christian de Danemark, le roi Milan de Serbie, l' « infâme Capo d'Istria », premier président de la Grèce libre, Stourdza, le fondateur de la Roumanie moderne, et une longue série d'hommes politiques anglais dont le marquis de Salisbury, le comte de Derby et le comte de Carnarvon, principaux conseillers de Disraeli, accusés d'avoir « sauvé les Serbes » et « trahi les Turcs » lors de la guerre de 1878 ... Non moins violentes sont les attaques contre les pacifistes. Contre le pacifisme ON SAIT que Marx tenait les manchestériens pour le parti de l'avenir ; leur programme ( « les colonies : faux frais ; les guerres : faux frais ; les armées permanentes : faux frais... ») lui paraissait refléter les tendances les plus modernes, les plus révolutionnaires de la société bour61. Marx-Engels : La Guerre qui tratne, uoQt 1854; W, X, 378-379. BibliotecaGino Bianco 159 geoise la plus avancée. Or, avant et pendant la guerre de Crimée, le parti manchestérien, que Marx appelle sarcastiquement le « parti de la paix à tout prix », n'a pas eu d'adversaires plus farouches que les auteurs du Manifeste communiste. « Ceux qui livrent l'Europe au tsar, écrit Marx, ce sont ces bourgeois qui spéculent sur la paix », et il fulmine contre ces êtres « vulgaires et rampants », les « adorateurs du veau d'or 62 ». On croit entendre Tennyson s'élevant contre les meetings pacifistes de Bright Ce Judas a prétendu la guerre insensée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Or, je m'éveille aux aspirations plus hautes D'un pays qui renonce pour un temps à son [appétit d'or, A son amour d'une paix pleine d'erreurs et de [hontes, Horribles, haïssables, monstrueuses, indescrip- [ tibles. Salut ! salut à la bannière déployée au combat... Marx ne pensait pas autrement lorsqu'il fustigeait la « bourgeoisie éclairée qui se vautre humblement aux pieds de l'autocrate barbare 63 » ou lorsqu'il exaltait le « côté sublime de la guerre » : « La guerre met une nation à l'épreuve, et de même que les momies se décomposent aussitôt qu'on les expose à l'atmosphère, de même la guerre prononce son verdict de mort contre toutes les institutions sociales qui ont perdu leur force vitale 64 . » La guerre avait surtout prononcé son verdict de mort contre Cobden et Bright qui devaient perdre leurs mandats de députés pour s'être opposés à l'expédition de Crimée. Son verdict ne serait pas plus clément pour la social-démocratie européenne en 1914 ... Dix ans après la chute de Cobden, dans un discours devant le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, Marx se lança de nouveau dans une violente diatribe contre les « partisans de la paix à tout prix qui veulent laisser à la seule Russie la possession des moyens pour mener une guerre contre l'Europe. Mais la seule existence d'une puissance comme la Russie serait une raison suffisante pour que les autres pays restent en armes 65 • » Il n'y avait pas que des « adorateurs du veau d'or » parmi ces partisans de la « paix à tout prix ». Aussi Engels s'est-il acharné con62. Les Puissances occidrntalrs t'I la Turquie, octobre 1853; W, IX, 325. 63. Marx-Engels : Les Difficulth, rwi.10-turques, jnill<'l 1853; W, IX, 199. 64. Nouvelles llévélations en An(flrtrrre, sept. 1855: W, XI, 522. 65. W, X, 530.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==