Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

158 biennes par les Russes, qu'Aberdeen leur ait fait savoir qu'il n'y voyait aucun casus belli 49 , se contentant de notes lénifiantes, « comme un chien auquel on jette un os pour qu'il puisse jouer en toute innocence, tandis que la Russie gagnera du temps 50 ». Ecœuré par « l'incapacité manifeste des gouvernements occidentaux à défendre les intérêts de la civilisation européenne contre l'agression russe 51 », Marx a porté ses espoirs vers l' « attente d'une intervention américaine ». L'arrivée d'une frégate américaine dans les eaux de Smyrne lui apparaît comme un signe prometteur : « Il est hautement réjouissant que l'intervention américaine en Europe commence par l'Orient. Car, en dehors de son importance commerciale et militaire, Constantinople a une signification historique telle que sa possession est devenue l'objet d'un conflit farouche entre l'Est et l'Ouest. Or l'Amérique est le plus jeune et le plus vigoureux représentant de l'Occident 52 • » Ces espoirs de croisade n'ayant pas été confirmés, Marx s'est mis à soupçonner les drtigeants anglais de trahir sciemment et systématiquement les intérêts de leur pays et ceux de la « civilisation européenne ». Des traîtres partout « Aus SI CURIEUX que cela puisse paraître, écrivait Marx à Engels le 2 novembre 1853, j'ai abouti à la même conclusion que le monomaniaque Urquhart : Palmerston est vendu aux Russes depuis plusieurs décennies. » Fort de cette découverte, il publia une longue série d'articles contre Palmerston qui lui valurent d'être chaleureusement complimenté par Urquhart : c'est « comme si un Turc les avait écrits 53 ». Palmerston y est traité de « gérant des intérêts russes 54 » et cloué au pilori pour ses « clichés sur les atrocités turques, la civilisation grecque, la liberté religieuse, le christianisme ». Non content de diffamer les Turcs, donc de justifier la propagande russe, Palmerston a « tout fait pour transformer la Grèce en une province russe 55 >>. Toute sa politique asiatique doit être réexaminée : en effet, « dans tous ses rapports avec la Chine, la Perse, l'Asie centrale, il a toujours suivi la règle invariable de s'opposer en apparence aux plans de la Russie en engageant une querelle, non pas 49. W, IX, 144. 50. Ibid., IX, 212. 51. Ibid., IX, 215. 52. La Question russe; W, IX, 236. 53. Lettre à Engels du 9 février 1854. 54. W, IX, 364. 55. Lettre à Lassalle du 1er juin 1854. · BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES avec la Russie, mais avec l'Etat asiatique visé, d'éloigner ce dernier de l'Angleterre par des hostilités menées en pirate et de l'amener, par cette voie détournée, à faire à la Russie des concessions qu'il ne voulait pas lui accorder 56 ». Engels proposera une explication analogue pour l'expédition anglaise en Egypte. Tout cela, écrivait-il à Kautsky le 12 septembre 1882, « a été machiné par la Russie : Gladstone occupe l'Egypte afin que la Russie puisse conquérir l 'A ,, . rmen1e » ... C'est « l'influence de Palmerston » qui a « russifié la presse anglaise » : c'est ce qui explique son silence bon teux devant les immenses progrès des Russes qui viennent d'occuper « une très belle île » en face de la Corée - gage de leur future « domination dans le Pacifique-Nord 57 ». Et c'est à l'influence de Palmerston et de ses semblables que l'on doit attribuer la torpeur de l'opinion européenne devant l'expansion universelle de la Russie. « Les Russes viennent de faire un pas immense au Caucase. Indifférente et imbécile, l'Europe les a regardés faire ( ...). Et pourtant ces deux affaires : l'écrasement de l'insurrection polonaise et l'annexion du Caucase, sont à mes yeux les deux événements européens les plus importants depuis 1815 58 • » D'ailleurs, la « trahison » de Palmerston n'a rien d'original et ne constitue pas un phénomène isolé. En dépouillant, au British Museum, des manuscrits diplomatiques, Marx découvrit une série de pamphlets antigouvernementaux et antirussés qui apportaient à ses yeux la preuve irréfutable de la « collaboration secrète et permanente des cabinets de Londres et de SaintPétersbourg 59 » tout au long du XVIIIe siècle. La « trahison », c'est-à-dire la prétendue russophilie de Palmerston, aurait été la règle constante de la diplomatie anglaise depuis le temps de Stanhope, de Walpole et de Townsend ... Parti de .cette illumination, Marx n'aura aucune peine à prouver que la défaite de l'armée turque à Kars avait été la conséquence fatale de la stratégie imposée par le gouvernement anglais au commandant des armées, Stratford de Rad1.ff 60 C 1 e ... En outre, cette« fameuse guerre de Crimée », pendant laquelle la France et l'Angleterre envoyèrent pJus de 300 .000 soldats ~ 3 .000 kilomètres de leurs bases, et où les Français lais56. Marx : La Nouvelle Guerre chinoise, sept. 1859; W, XIII, 514. 57. Marx : lettre à Engels du 3 mars 1862. 58. Lettre à Engels du 7 juin 1864. 59. Herr Vogt ; W, XIV, 474. 60. La Chute de Kars, avril 1856; W, XI, 611-635.

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