K. PAPAIOANNOU eschatologique qu'ils situent la « menace russe » et le « danger panslaviste ». Ayant attribué à la Russie une « influence démoniaque 38 » qui fait penser aux hallucinations des Protocoles des Sages de Sion, ils en vinrent à transfigurer la « race slave » en une nouvelle incarnation du Malin. Engels écrit : La race slave sera amenée à déclarer une guerre sans merci aux races latine, celte et germanique, qui ont. jusqu'ici, régi le continent. Le panslavisme n'est pas un mouvement qui n'aspire qu'à l'indépendance nationale; c'est un mouvement qui veut anéantir les fruits de mille ans d'histoire, un mouvement qui ne peut arriver à ses fins sans rayer la Hongrie, la Turquiè et une bonne partie de l'Allemagne de la carte de l'Europe, un mouvement qui, ce résultat atteint, ne pourrait se maintenir sans asservir l'Europe. Ce qui n'était qu'une profession de foi est devenu aujourd'hui un programme politique avec 800.000 baïonnettes à sa disposition. Il ne laisse à 1Europe qu'une seule alternative : être subjuguée par les Slaves, ou détruire à jamais le centre de leur puissance offensive, la Russie. Pour restaurer des nationalités plus ou moins imaginaires, les panslavistes se déclarent prêts à sacrifier à la barbarie russo-mongole huit siècles de participation effective à la civilisation. Tel sera le résultat naturel de ce mouvement qui a commencé par une réaction absolue contre le cours de la civilisation européenne et qui n'aspire qu'à faire faire marche arrière à l'histoire universelle :l'J. Marx ne se borne pas à définir, pour les dénoncer, les « plans de domination mondiale » et les méthodes « immorales » de l'impérialisme russe. Il n'a pas de mots assez amers nt assez durs pour reprocher aux puissances occidentales leur pusillanimité, leur lâcheté, la facilité avec laquelle elles acceptent les humiliations et cèdent au chantage et à la corruption. La << trahison » des classes dirigeantes IL NE s'AGIT PAS seulement de la honteuse capitulation devant l' « assassinat de l'héroïque Pologne » ou des habituelles invectives contre les Prussiens, « laquais du tsar 40 ». Pour Marx et Engels, le nœud de la situation européenne se trouve à Constantinople, la question principale est la question d'Orient. Aussi bien, ils n'ont pas hésité à s'allier aux tories de la vieille école et aux impérialistes de Disraeli pour faire de l'intégrité de l'Empire ottoman le dogme constant de leur philosophie internationale. Leur collaboration avec l' « ultra-réactionnaire » Urquhart n'a pas manqué d'étonner Lassalle. En fait, lui répond Marx, « il est évident qu'en matière de politique étrangère, les phrases sur la « révolution » ou la « réaction » n'ont aucun 38. Marx : La Qutt.,tion russe, aoOt 1853; W, IX, 237. 39. Engels : L'Allemaone et le panslavisme, 1855; W, X 1, 193-194. 40. Marx : /,ord Palmertilon, novembre 1853; W, IX, 377, BibliotecaGino Bianco 157 sens 41 ». Forts de cet axiome, Marx et Engels ont érigé la défense de la Turquie en critère exclusif de la vitalité de l'Occident et de sa capacité de défendre la « civilisation » contre la « barbarie ». Dès leur initiation aux mystères de la politique orientale et jusqu'à la fin de leurs jours, ils n'ont cessé de protester contre la « lâcheté des puissances occidentales » et leur politique de suicide et de « trahison », symbolisée par la « perfide destruction de la flotte turque dans la baie de Navarin 42 ». Dans un de ses premiers écrits sur la question, Engels s'étonne que « la presse anglaise n'insiste pas assez sur les intérêts vitaux qui devraient inciter l'Angleterre à s'opposer résolument aux plans russes d'annexion et d'expansion. Au double point de vue commercial et politique, la conquête par les Russes de Constantinople et des Détroits porterait à la puissance anglaise un coup redoutable, sinon mortel 43 • » De son côté, Marx sonne le tocsin : à l'agression russe, les Occidentaux ripostent « non avec des canons, mais avec des notes diplomatiques 44 ». Ils ne comprennent pas que toute la tactique des Russes repose sur le bluff et que leurs succès ne s'expliquent que par « la lâcheté et la pusillanitnité des puissances occidentales 45 ». « L'ours russe, ajoute Marx, est capable de tout, en particulier tant qu'il sait que ses concurrents, les autres animaux, ne sont capables de rien 46 • » Comment expliquer le « rôle misérable » de l'Angleterre et de la France dans la question d'Orient ? C'est, répond Marx, que « l'aristocratie anglaise sacrifie l'intérêt national anglais à ses intérêts de classe particuliers : dans l'espoir de trouver des appuis pour l'oligarchie qu'elle représente à l'Ouest, elle se plaît à consolider le despotisme à l'Est. De même, les préférences de Napoléon III vont à l'autocrate russe dont il a fait introduire le système en France 47 • » Mais c'est l'attitude anglaise qui le scandalisait le plus. « L'oligarchie dominante, écrit-il à Engels, doit s'écrouler parce qu'elle est devenue incapable de jouer son rôle traditionnel dans les affaires internationales et d'affirmer le leadership anglais face au continent 4 ' • » Il est inconcevable que l'Angleterre ait assisté passivement à l'occupation des principautés danu41. Lettre à Lassalle du 2 juin 1860. 42. Marx, W, IX, 198. 43. Engels : De quoi s'auil-il en Turquie? n.vri l 185a; W, IX, 13. 44. Marx : La Guerre en question, ooOt 185:l; ·w, IX. 212. 45. Ibid. 46. La Politique russc• euvus la 1'urquit•, juilkt 1853; \\', IX, 164. 47. La Pre.,se anglaise. nvril 1853; \\', IX, 20. 48. L<'llrc du 10 mors 185:l.
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