156 manent de la Russie, dit Marx, exige que les peuples européens dont elle est l'ennemi commun se cassent la tête réciproquement 25 • » Plus encore : elle les amène à jouer son propre jeu et à se battre pour ses intérêts. Sa diplo• matie « repose sur une idée très simp]e : la Russie n'a aucun intérêt commun avec aucune autre nation, mais chaque nation, considérée séparément, doit être persuadée d'avoir des intérêts communs avec la Russie, à l'exclusion de toute autre puissance 26 ». Toutes les nations, tous les gouvernements sont tombés dans ce piège, et ce depuis les tout premiers pas de la puissance moscovite. Ainsi, pendant l'interminable lutte à mort qui, au XVIIIe siècle, opposa la Suède à la Russie, l'Angleterre s'est révélé « l'instrument le plus efficace de la Russie 27 », d'où, selon Marx, l'incroyable « ton de réserve peureuse, de servilité abjecte et de soumission cynique » qui prévaut dans les notes diplomatiques anglaises concernant la Russie 28 • De même, c'est la Russie qui a « poussé la Prusse et l'Autriche à entrer en guerre contre la France en 1792 », déclare Engels à Marx le 17 février 1870. Oui, lui répond Marx deux jours plus tard, « les deux principales puissances allemandes ont été les tools and f ools de la Russie ». Cela n'a pas empêché cette dernière de comploter « deux fois de suite avec la France pour démembrer l'Allemagne 29 ». D'abord, à Tilsitt ; ensuite, en 1830 : On sait qu'un traité secret fut conclu entre Nicoias et Charles X. Il y était stipulé ceci : la France autorise la Russie à s'emparer de Constantinople et reçoit en échange les provinces rhénanes et la Belgique; la Prusse est dédommagée par l'attribution du Hanovre et de la Saxe; l'Autriche reçoit une partie des provinces turques sur le Danube. Sur l'initiative de la Russie, le même projet fut, sous Louis-Philippe, soumis à nouveau par Molé au cabinet de Saint-Pétersbourg. Peu de temps après, Brunnov se rendit à Londres, où le document fut communiqué au gouvernement anglais comme preuve de la trahison de la France et utilisé pour former la coalition antifran~aise de 1840 30 • Dans toutes les péripéties du jeu diplomatique, Marx aperçoit sans hésitation la main de la Russie. Pourquoi l'Autriche « à l'esprit borné » a-t-elle changé sa politique dans les Balkans, en 1854 ? C'est qu'elle est devenue « un misérable instrument entre les mains du tsar 31 ». Pourquoi la Prusse ne s'est-elle pas portée au secours de l'Autriche en 1859 ? C'est que la 25. Lettre à Lion Philipps du 25 juin 1864. 26. Marx : Révélations ... , éd. cit., p. 122. 27. Ibid., p. 242. 28. Ibid., p. 119. 29. Engels : La Savoie, Nice et le Rhin, 1860; W, XIII, 605. 30. Herr Vogt ; W, XIV, 502-503 (Il, 24-25). 31. Marx : La Politique autrichienne, aoftt 1854. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Prusse est un« valet de la Russie », un « pachalik russe » 32 • De même, dans la guerre francoautrichienne de 1859, Napoléon III n'a été qu'un « instrument auquel la Russie a permis de jouer au grand homme tandis qu'elle empochait tous les avantages réels 33 ». A partir de 1862, Bismarck se substitue à Napoléon III dans le rôle d'homme de paille de la Russie. « La Russie est derrière la Prusse, cela ne fait pas le moindre doute », déclare Marx à la veille de la guerre austro-prussienne 34 • L'affaire du Luxembourg n'a fait que confirmer ses soupçons : Bismarck est « l'instrument principal des intrigues russes », écrit-il à Engels le 2 novembre 1867. Le drame sera consommé lors de la guerre de 1870 fomentée par la Russie « pour mieux assurer le vasselage de la Prusse 35 ». La diplomatie russe « a pris Bismarck dans un filet que seul un lion pourrait déchirer, et Bismarck n'est pas un lion ». D'ailleurs il ne s'agit plus de Bismarck, mais de l'Europe et de son destin : A l'arrière-plan de cette guerre de suicide, on voit poindre la sinistre figure de la Russie. C'est un signe de mauvais augure que le signal de la guerre ait été donné au moment précis où le gouvernement russe avait terminé ses voies ferrées stratégiques et concentrait déjà des troupes en direction du Prut (...). Alexandre se flatte que la guerre de 1870, du fait de l'épuisement réciproque de l'Allemagne et de la France, fera de lui l'arbitre suprême de l'Ouest européen :ia_ «·Barbarie » contre « civilisation » LORSQUEMARX DÉNONCEp, our les flétrir, les méthodes d'action de l'impérialisme moscovite, il ne se borne pas au seul aspect politique ou national de la question. Par-delà les péripéties diplomatiques ou guerrières, on assiste en effet, selon lui, au choc de deux mondes, à une guerre de races, à la lutte de l'Orient contre l'Occident, à un nouvel avatar du duel séculaire entre la « barbarie » et la « civilisation ». Nous avons déjà évoqué la place centrale qu'occupe ce thème dans la pensée de Marx et d'Engels depuis le jour où, dans le Manifeste communiste, ils ont glorifié la bourgeoisie d'avoir soumis les peuples paysans, barbares ou semi-civilisés, de l'Orient aux nations industrielles et civilisées de l'Occident 37 • C'est dans la perspective de cette opposition proprement , 32. C'est le terme qu'emploie Marx pour désigner la véritable nature de la Prusse. Cf. F. Mehring : Karl Marx. 33. Engels : La Savoie ... ; W, XIII, 608. 34. Lettre à Engels du 6 avril 1866. 35. Lettre à Kugelmann du 14 février 1871. 36. Marx : La Guerre civile en France (1871), Paris 1953, pp. 281 et 287. 37. Cf. notre étude : • Marx et la politique internationale (III) •, in Contrat social, sept.-oct. 1967.
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