Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

K. PAPAIOANNOU tions nouvelles à se tourner vers Moscou et à se détourner de l'Occident, c'est-à-dire, comme dirait Marx, à renverser le cours de l'histoire. On pense à Lénine dénonçant la Russie, « prison des peuples » ï et exultant à l'idée qu'en décembre 1905, « dans des centaines d'écoles, les écoliers polonais brûlèrent tous les livres et les tableaux russes, ainsi que les portraits du tsar »... Pour Marx, l'intangibilité des buts de l'expansionnisme russe, l' « uniformité stéréotypée » de ses méthodes, étaient la preuve de la « barbarie intérieure » !) • Mais ce qui l'irritait au plus haut point, c'était l'extraordinaire machiavélisme de la propagande et de la diplomatie russes. Michelet lui aussi évoquait avec des tremblements d'indignation la persévérante intrigue par laquelle la ténébreuse diplomatie russe parvint à dissoudre au-dedans la Pologne, à l'envelopper au-dehors comme d'un réseau de ténèbres, travaillant toute l'Europe contre elle, acquérant par flatterie ou par argent les organes dominants de l'opinion, créant une opinion factice, une opinion apparente qui rendait les choses secrètes, enfin, peu à peu enhardie, mêlant aux moyens de ruse une fascination de terreur 10 • Marx, qui allait jusqu'à dire que « le mot honneur n'existe pas dans la langue russe 11 », était du même avis. En 1860, il déclarait : La politique extérieure de la Russie ne se soucie absolument pas des principes, au sens le plus ordinaire du terme. Elle n'est ni légitimiste ni révolutionnaire, mais elle utilise avec une égale dextérité tous les prétextes qui pourraient servir à l'agrandissement territorial de l'Etat, se désintéressant totalement de la question de savoir si celui-ci sera obtenu par le moyen de la victoire des peuples révoltés ou par celui des querelles dynastiques 1 ~. L'arme de la lutte des classes EN EFFET, on n'avait pas attendu la canonisation du marxisme pour découvrir l'extraordinaire efficacité de l'arme de la lutte des classes et de la « guerre subversive ». Dès le début du XVIIIe siècle, afin d'affaiblir la Suède dont la position sur la Baltique était particulièrement menaçante pour la Russie, la diplomatie des tsars ne cessa d'y soutenir l'aristocratie dans son opposition à la politique centralisatrice de la monarchie. Très habilement, l'ambassadeur Panine, agissant à la fois par la corruption et par la menace d'une intervention militaire, faisait passer le parti des « Bonnets », créé pour décomposer l'Etat, pour un parti de 7. Lénine : O~uvres complêtes, XXI, 429. 8. Lénine : Rapport .mr la rluolulion de 1905 (1917); XXII 1, 272. 9. W, IX, 23:,. 10. Michelet, op. cil., p. 4:3. 11. W, IX, 396. 12. lbld., XV, 178. BibliotecaGino Bianco 153 « patriotes », opposé à la tyrannie du roi. « Le terme affaires intérieures, disait-il, est juste bon pour servir les besoins des petits peuples ou des écoles de droit, mais non pas ceux des grandes puissances 13 • » La même politique de « subversion révolutionnaire », soutenue par la menace d'une intervention armée, fut pratiquée par la Russie en Courlande et en Pologne et devait amener les partages successifs de celle-ci et sa disparition comme nation indépendante. Mais si, en Suède, la politique russe favorisa la fronde féodale, en Pologne elle s'appuya surtout sur les serfs peti ts-russiens contre leurs seigneurs polonais. Comme dit Engels, la Russie ne connaît aucun scrupule dans le choix de ses moyens. On prétend que la guerre d'une classe contre une autre constitue une lutte révolutionnaire par excellence, mais la Russie déclencha une telle guerre en Pologne, il y a près de cent ans, et l'on eut en effet un bel exemple de guerre de classes lorsque les soldats russes et les serfs petits-russiens marchèrent ensemble pour brûler les châteaux des seigneurs polonais, uniquement afin de préparer la conquête russe ; lorsque celle-ci fut accomplie, ces mêmes soldats russes replacèrent les serfs sous le joug de leurs seigneurs 1 · 1 • Légitimiste en Hongrie, libérale en Suède, révolutionnaire en Pologne ou au Caucase, mais toujours soumise au pire des despotismes à l'intérieur de ses frontières, la Russie n'en apparaissait pas moins comme l'apôtre du « principe des nationalités ». La Russie cc libératrice de l'humanité » LES MAITRES de la diplomatie russe n'avaient pas besoin des « fronts de libération nationale » pour transfigurer l'empire-« prison des peuples » en champion de la liberté des nations opprimées. Ecoutons Marx : La tendance à présenter la Russie comme la protectrice du libéralisme et des aspirations nationales n'est pas nouvelle. Catherine II fut célébrée par toute une clique de philosophes allemands et français comme le porte-drapeau du progrès. Le « noble » Alexandre pr posa, de son temps, au héros du libéralisme dans toute l'Europe. N'accorda-t-il pas à la Finlande tous les avantages de la civilisation russe ? N'était-il pas le chef secret de l'hétairie [comité révolutionnaire grec], pendant qu'au congrès de Vérone, par l'intermédiaire du vendu qui avait nom Chateaubriand [sic], il poussait en même temps Louis XVIII à une expédition contre les rebelle espagnols r Nicolas fut, lui aussi, avant 1830, salué dans toutes les langues, en vers et en prose [mai personne n'avait dit de lui qu'il a (< fait fleurir le prin tcmps » ... ], comme le héros qui allait libérer toutes Jcs nationalités. Ainsi, en 1828-29, il entreprit 13. Sur Pnninr, cr. Marx : JU11élations sur l'histoire <liplomatique, ~cl. cil., p. 96. 1.J. EnRcls : ()u'est-cc que la classe ouvri~rc a â voir avec la Polo(J111' 'I 18(>7; \V, . ·VI, 162.

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