Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

148 Russie) signale la présence, à une date aussi reculée que 1913, de ces éléments « nietzschéens » chez Pissarev et les nihilistes, mais personne depuis n'y a prêté la moindre attention ni ne les a rapprochés de Dostoïevski. * * * T OUT CELA, espérons-nous, nous a maintenant placés en meilleure posture pour comprendre ce que Dostoïevski a essayé de faire dans Crime et Châtiment. Son ·but, à notre sens, était de décrire les contradictions inhérentes à cette idéologie radicale du nihilisme. Pour ce faire, il adopta son procédé habituel (dans les œuvres de sa maturité) d'imaginer ces « idées étranges, incomplètes » mises en pratique par un jeune idéaliste, dont le caractère incarne les divers aspects contradictoires. Or Dostoïevski savait très bien que les impulsions émotionnelles qui inspiraient généralement les extrémistes étaient généreuses et désintéressées. Ils étaient mus par l'amour, la sympathie, l'altruisme, le désir d'aider, de réconforter, de guérir la souffrance - quoi qu'ils aient pu obstinément penser de la fermeté de leur « égoïsme rationnel ». La base la plus profonde de leur nature morale était chrétienne et russe (pour Dostoïevski, les deux se confondent) et en complet désaccord avec les idées occidentales surajoutées qu'ils avaient assimilées et dont ils croyaient s'inspirer. Ainsi, encore et toujours dans les ,œuvres majeures de Dostoïevski, le voyons-nous mettre en action le conflit interne d'un membre de l'intelligentsia déchiré entre ses sentiments intimes et ses idées conscientes, e.qtre l'irrationnel (qui, soit dit en passant, n'est jamais freudien chez Dostoïevski, mais toujours moral comme dans Shakespeare) et l'amoralité de la raison sous une forme ou une autre. Dans Crime et Châtim,ent, Dostoïevski se propose de dépeindre ce conflit sous la forme d'une prise de conscience, la découverte progressive par Raskolnikov lui-même de l' abominable mixture, dans son idéologie, de principes incompatibles. C'est pourquoi tout se passe comme si le héros avait tel mobile au début du livre, puis tel autre vers la fin, lorsqu'il se confesse à Sonia. Bien des critiques ont caractérisé cette apparente dualité des mobiles comme une faiblesse dans le roman, un défaut artistique, une incapacité de Dostoïevski à unifier son personnage. D'autre part, on a pu soutenir il y a peu que là est précisément la grandeur du livre, et qu'en s'abstenant de définir un motif simple et clair, Dostoïevski révèle « la BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES nature problématique de la personnalité moderne », ou· le fait surprenant « que la conscience humaine est inépuisable et incalculable >>. Ces deux interprétations, cependant, sont également et radicalement fausses2 • Tout l'argument du livre repose précisément sur le processus par lequel Raskolnikov passe d'une explication du crime à l'autre et, ainsi, découvre la vérité sur la nature de l'action qu'il a commise. Même en faisant abstraction du contexte historique, la chose devrait être parfaitement claire pour tout lecteur qui a quelque respect pour le métier de Dostoïevski et qui examine la construction originale, curieuse, de la première partie du roman. Par exemple, pourquoi Dostoïevski commence-t-il son récit un jour seulement avant l'exécution du crime et introduit-il les motifs conscients de Raskolnikov par une série de retours en arrière? En partie, bien entendu, pour obtenir le brillant effet d'ironie dramatique de la fin de la première partie. Car tout le raisonnement qui mène Raskolnikov à sa théorie du crime utilitariste et altruiste n'est expliqué en détail que dans la scène d_e la taverne, où Raskolnikov entend sa propre théorie discutée par un autre étudiant et un jeune officier ; et c'est la dernière scène importante avant l'accomplissement du crime. (Il est bon, soit dit en passant, de rappeler que lorsque l'officier doute de la possibilité pour quelqu'un de commettre un tel crime, l'étudiant rétorque que s'il en était ainsi, « il n'y aurait jamais eu un grand homme». La composante du « grand homme », dans la théorie de Raskolnikov, est ainsi introduite dès le début, et nullement surajoutée à l'improviste plus loin.) La scène de la taverne et le meurtre lui-même sont situés de part et d'autre d'un seul espace de temps ; mais ils sont adroitement juxtaposés par la technique narrative de Dostoïevski, et cela dans une intention capitale. Et si nous saisissons ici la signification primordiale de son ironie dramatique, sans doute aurons-nous un modèle qui éclairera la question toujours ouverte des mobiles de Raskolnikov. 2. L'essai fort utile de Philip Rahv : « Dostoïevski dans Crime et Châtiment • a été souvent réimprimé et largement répandu depuis sa publication, dans Partisan Review, en 1960. Il semble donc opportun de corriger une grave erreur de fait qu'il a sans aucun doute propagée. _M. Rahv croit _qu'il a découvert une source longtemps négligée de la théorie du « grand homme • chez Raskolnikov dans la Philosophie de l'histoire de Hegel. Comme preuve de la familiarité de Dostoïevski avec ce texte, il cite une lettre (22 février 1854) dans laquelle, à propos d'une liste de livres qu'il demande, Dostoïevski dit : • Surtout, ne manquez pas de m'envoyer Hegel, et particulièrerrent sa Philosophie de l'histoire ... • Mais une comparaison av~c l'original révèle que Dostoïevski demandait l' Histoire de la pMlosophie et non la Philosophie de l'histoire.

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