J. FRANK pourrait troubler ni décomposer sa raison il ne perdrait pas le contrôle de ses nerfs et' ne ferait pas de bévue. La conception même de Raskolnikov prend sa source dans l'idéologie des radicaux du milieu des années 60 et donne à l'action son aspect de conflit psychologique fondamental entre la raison et l'irrationnel. Mais une autre composante idéologique essentielle dérive de l'évolution des idées de l'aile gauche russe entre 1860 et 1865. Durant cette période pour différentes raisons, on constate un tr~nsfert des idé~ux du .soc~a~sme utopique, avec sa glorification semi-religieuse du peuple, vers un « éliti_sme » ~i~ri qui affirme le droit pour un individu superieur d'œuvrer de sa propre initiative au bien-être de l'humanité. * * * DANS LA CULTURE RUSSE, l'événement le plus important entre 1863 et 1865 fut 1;1nequerelle p1;1b~iquentre deux groupes de radicaux : les socialistes utopistes et la nouvelle génération nihiliste. La revue de Dostoïevski, l'Epoque, publia plusieurs articles analysant et commentant cette controverse mémorable et elle reconnut immédiatement avec beaucoup de perspicacité, que celle-ci m~rquait un moment décisif dans l'évolution des idées radicales. « Les fils ont pris les armes contre leurs pères, une génération en remplace une autre », écrivait ironiquement Strakhov, alors le principal critique de l'Epoque ; « une épaisse revue, autrefois progressiste, est devenue retardataire et, à sa place, en voici une autre, non moins épaisse, qui réussit à aller plus loin dans la voie du progrès ». Fait plus significatif encore, Dostoïevski lui-même écrivit, sur cette guerre civile entre radicaux, un article intitulé « Schisme (Raskol) parmi les nihilistes » ; et c'est ainsi que l'on continue à désigner tout cet épisode dans les histoires de la culture russe. Cela se passait quelques mois à peine avant que Dostoïevski n'esquissât dans une lettre (['Epoque avait cessé de paraître) son projet d'écrire l'histoire d'un meurtre commis par un jeune étudiant agissant sous l'influence de certaines « idées étranges, incomplètes » ; et l'on peut, pensons-nous, rapporter de deux manières Crime et Châtiment à ce schisme parmi les nihilistes. La première tient dans la différence que Dostoïevski marque entre le socialiste utopiste, inoffensif et comique du roman, Lebeziatnikov, et Raskolnikov lui-même, lequel n'est plus un socialiste utopiste, mais un vrai nihiliste. Le BibliotecaGino Bianco 147 socialiste 1;1topiste est en faveur d'une propagande pacifique, d'une conversion à la cause par la raison, la persuasion (c'est pour cela qu'il prête des livres à Sonia), et il croit que le salut de l'humanité dépend de l'instauration d'une vie communautaire. Ces questions avaient encore leur importance deux ans seulement auparavant, à l'époque des Mémoires écrits dans un souterrain ; mais en Russie les choses allaient tr_èsvite et _ce,stade était déjà dépassé. Raskolnikov considere tout cela comme un tissu d'inepties ; il sent que le temps presse qu'il est nécessaire d'agir maintenant, et non pas de se contenter de rêves utopiques sur l'avenir, et encore que l'individu supérieur a le droit voire l'obligation de frapper un coup décisif par lui-même. Un second reflet de cette nouvelle situation peut être trouvé dans le fameux article de Raskolnikov : « Sur le Crime ». Il est possible pour chaque idée de ce texte de trouver un~ citation parallèle dans la Pa~ole russe cette / . , «. ep~isse revue ~ 9-ui était devenue l'organe nihiliste. Le principal porte-parole en était Dimitri Pissarev, plus connu pour ses attaques contre l'art, décrété inutile - ce qui, bien ent.endu, est tout simplement une autre application de l'utilitarisme. Et si nous revenons en arrière et lisons Pissarev et son groupe, nous voyons ces authentiques radicaux de l'aile gauche affichant le plus grand mépris pour le peuple, ce peuple au profit duquel ils se proposent semble-t-il, de changer le monde. Nous le~ voyons aussi utiliser les arguments du darwinisme social pour légitimer la distinction ineffaçable entre le faible et le fort, et le droit du fort à piétiner le faible et l'indigne. Et même l'un des plus virulents collaboratel:rs de_ la Parole russe, Barthélemy Zaïtsev, qui devie~dra plus t~rd! en exil, un disciple de Bakounine, soutenait 1 esclavage des Noirs en vertu ?u /~rincjpe que ceux-ci sont biologiquement inferieurs et que, autrement ils seraient entièrement balayés dans leur lutt~ pour la vie contre la ~ac~?lanche. ~ette opinion fut rejetée par la maJorlte des radicaux, bien que Pissarev cût défendu les prémisses de Zaïtsev sinon ses conclusions. Quoique opinion minorit~ire, c'était cep.endant exactement la sorte d'application logiq~~ de. l' « utilit_aris~e-ctan-nihilisme » qui, Dosto1evsk1 le croyait, revélait les vraies conséquences morales de la nouvelle idéologie radicale. Ce contexte explique les aspects « nietzsc?éens » de Raskolnikov, sur lesquels on a fait tant d: con~m~ntaires. Thomas Masaryk, dans son livre indispensable, L'Esprit de la
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