146 naissons n'aurait pu être conçu avant 1865, les problèmes que Dostoïevski évoque à travers Raskolnikov n'ayant pas encore été posés. Si nous considérons la culture russe vers 1865 - et cela signifie, pour notre propos, les doctrines de l'intelligentsia radicale, - nous pouvons facilement désigner la « réalité » qui est incarnée en Raskolnikov. En premier lieu, toute cette intelligentsia était convaincue que les théories de l'utilitarisme anglais résolvaient tous les problèmes de morale et de comportement personnel. Ce fut l'origine d'une énorme confusion, car ce n'est qu'en Russie que nous trouvons ce type particulier de socialisme utopique français, avec sa croyance en la possibilité d'un monde futur d'amour et de perfection morale, lié à une vue de la nature humaine issue directement de l'individualisme égoïste de Bentham et de Mill. Qui plus est, les radicaux russes croyaient en la doctrine de ce qu'ils appelaient « l'égoïsme rationnel », avec leur extrémisme, leur fanatisme habituels et passionnés. Pour trouver quelque chose de semblable à leur foi en la raison abstraite comme guide infaillible dans les complexités de la vie morale, il faut remonter à William Godwin. Et nous citons ici le nom de Godwin à la fois parce qu'il a eu une influence directe en Russie à travers Tchernychevski, le mentor intellectuel des radicaux des premières années 60, et parce que la situation culturelle russe est alors étroitement parallèle à celle de l'Angleterre à l'époque de la Révolution française. Comme Godwin, les Russes tentaient de développer une éthique qui - suivant l'expression imagée de Hazlitt dans The Spirit of the Age - essayait « de franchir le cercle Arctique et les régions glacées, où l'entendement ne reçoit plus la chaleur des affections... ». Et il n'existe pas de meilleur commentaire à Crime et Châtiment que le passage de The Prelude où Wordsworth explique comment la raison abstraite se dupe elle-même dans sa dialectique avec l'irrationnel : This was the time, when, ail things tending fast To depravation, speculative schemes - That promised to abstract the hopes of Man Out of his feelings, to be fixed thenceforth For ever in a purer element - Pound ready welcome. Tempting region that For Zeal to enter and refresh herself, Where passions had the privilege to work, And never hear the sound of their own names1 • 1. C'était l'époque où toute chose courant à son déclin, [s'avilissant, L'on ouvrait grand les bras aux grands systèmes Qui promettaient d'abstraire les espérances de [l'homme BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Les deux derniers vers définissent le thème de Crime et Châtiment avec bien plus d'exactitude que la montagne de littérature critique sur Dostoïevski. En effet, pour comprendre la position de Dostoïevski et de ses alliés intellectuels (Apollon Grigoriev et Nicolas Strakhov) dans leur affrontement avec les radicaux des années 60, on ne peut mieux faire que de se laisser guider par la réaction de la première génération de romantiques anglais à la Révolution française. En outre, si les extrémistes se nourrissaient de Godwin, leurs adversaires pui- . saient largement dans Carlyle, auteur de prédilection d'Apollon Grigoriev. Ainsi il n'est nullement fortuit que le crime de Raskolnikov soit fondé sur un calcul utilitaire : là était la véritable essence de la question pour Dostoïevski. ,, De même que Godwin, Raskolnikov croit que sa raison peut triompher des sentiments humains les plus profondément enracinés, les plus fondamentaux. Godwin soutenait, rappelons-le, que la raison voulait (ou devait) le persuader de laisser mère et sœur brûler dans un incendie et, à leur place, sauver Fénelon parce que, ainsi qu'il l'écrit dans la Justice politique, « l'illustre évêque de Cambrai était d'une plus grande valeur» pour l'humanité. Quoi qu'un freudien puisse penser de cet argument, Godwin croyait qu'il découlait avec une logique impeccable du calcul utilitaire prenant pour ultime critère le bien universel. La conviction qu'a Raskolnikov d'être capable de commettre un crime parfait est fondée, remarquons-le, exactement sur le même type de raisonnement. Les criminels ordinaires, raisonnait Raskolnikov, pillent et volent par besoin ou par vice ; et ils s'effondrent au moment du crime, laissant toutes sortes d'indices éparpillés, parce qu'intérieurement ils acceptent la justice et la validité de. la loi alors même qu'ils la violent. Les forces irrationnelles de leur conscience entravent la lucidité rationnelle de leur action. Mais lui, Raskolnikov, était convaincu que rien de pareil ne pouvait lui arriver : il savait que son prétendu crime n'en était pas un. La raison l'avait persuadé que la somme du bien que son crime lui permettrait d'accomplir l'emporterait de loin sur la somme du mal qui résulterait de celui-ci. E>onc, sa conscience irrationnelle ne A partir de ses sentiments, Afin que dans un élément plus pur Füt désormais fixée et à jamais Cette quintessence. Dès lors au Zèle s'ouvrait, Pour apaiser sa soif, ce domaine tentateur Où librement les passions déferlaient Sans jamais s'entendre appeler par leur nom.
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