J. FRANK loppement d'un thème dont l'importance est, en définitive, d'ordre éthico-moral et idéologique - idéologique en .ce sens que toutes les valeurs morales, dans la sensibilité dostoïevskienne, sont reliées au destin futur de la culture et de la vie russes. Plus particulièrement, Dostoïevski envisageait tous les problèmes moraux et éthiques à la lumière des problèmes psychologiques que la nécessité d'assimiler les idées de l'Occident européen (et d'en vivre) imposait à l'intelligentsia russe. Ses nombreux articles de journaux parus au début des années 60 (la plupart non encore traduits), ou, ce qui est d'un accès plus facile, ses articles de voyage sur l'Europe, Notes d'hiver sur des impressions d'été ( 1863 ), présentent une histoire complète de la culture russe conçue dans les termes de cette lutte interne. Nous n'avons pas la moindre chance d'appréhender le but majeur de Dostoïevski en tant que romancier si nous ne comprenons pas qu'il désirait faire le portrait des types nouveaux, des nouvelles modalités de cette éternelle lutte interne jaillissant tout autour de lui dans la Russie turbulente et mouvante des années 1860 à 1870. C'EST à ce point de vue que nous devons prendre très sérieusement la prétention de Dostoïevski romancier au « réalisme » : à notre avis, celle-ci est entièrement justifiée. Mais entendons-nous bien sur la nature de ce « réalisme » et de l'imagination dostoïevskienne. Notre auteur savait fort bien qu'il n'était pas un réaliste à la manière de ceux qui décrivent le domaine moyen, normal, de l'expérience privée et sociale. C'est pourquoi il parlait de son penchant au « réalisme fantastique », mais ce qu'il entendait par ce terme était très clair, tout à fait spécifique. Il voulait dire que chez lui le processus créateur avait toujours pour origine quelque doctrine répandue dans l'intelligentsia radicale. On la trouvait, noir sur blanc, dans les journaux ou les romans lus de tous et, en ce sens, elle était parfaitement « réelle » - d'autant plus réelle que Dostoïevski croyait à la réalité des idées. Mais cette doctrine, il en imaginait les plus extrêmes conséquences dans l'hypothèse où elle eût été appliquée pour de bon, voire portée jusqu'à ses derniers développements ; et là ses dons psychologiques lui permettaient de traduire en vie la « fantaisie » de ]'idée inflexiblement poursuivie. Dostoïevski savait fort bien que l'extrémisme départi à son Raskolnikov ne traduisait en rien le sens donné aux doctrines en question par BibliotecaGino Bianco 145 l'immense majorité des intellectuels intéressés, ni l'influence qu'elles risquaient d'exercer sur leur mode de vie. De même, les gens qui, au XVIIIe siècle, acceptaient les théories de Leibniz, n'avaient que peu de ressemblance dans la vie réelle avec le Dr Pangloss et son élève Candide. Néanmoins, nous ne pouvons nier que Candide mette l'accent sur un fait « réel » de la culture du XVIIIe siècle. (Il est frappant que, parmi les projets que Dostoïevski laissa inachevés au moment de sa mort, il y avait celui d'écrire un Candide russe.) La même relation, exactement, prévaut entre les théories des personnages de Dostoïevski, les actions auxquelles ces théories les conduisent et la culture russe de leur temps. En vérité, le meilleur moyen de définir la singularité propre à Dostoïevski comme romancier ne serait-il pas de l'appeler un écrivain dont l'imagination penchait naturellement vers le conte philosophique, mais qui, étant né dans le siècle du roman réaliste, possédait assez de génie psychologique pour donner vraisemblance à ses personnages et pour fusionner un genre avec l'autre ? Voilà, entre autres, pourquoi les Mémoires écrits dans un souterrain rappellent, on l'a souvent remarqué, Le Neveu de Rameau - sans parler du rôle joué dans la Russie des années 60 par le matérialisme mécaniste, rôle aussi important alors en Russie que dans la France de Diderot. Nous AIMERIONS appliquer maintenant cette vue générale sur notre auteur à certains des problèmes soulevés par l'interprétation de son premier grand roman, Crime et Châtiment. Puisque Dostoïevski, invariablement, commençait par quelque doctrine de l'intelligentsia radicale, quel était ici son point de départ ? Non seulement une réponse à cette question ménagera, croyons-nous, un accès au livre, mais de plus elle montrera pourquoi Crinze et Châtiment fut conçu à ce moment précis du développement de Dostoïevski. Ordinairement, on relie ce roman à sa détention en Sibérie d'abord parce qu'il situe !'Epilogue dans ce cadre, et aussi parce que cette période est supposée avoir fixé son attention sur le problème du crime et la psychologie du criminel. Tout cela est certes indubitable ; mais si c'était là toute l'histoire, co1n1nent ne pas se demander pourquoi Dostoïevski n'a pas écrit Crùne et Châtiment à sa sortie du bagne, mai n alors I roduit au contraire tant d'autr s cho es ? Lu vérité est que le roman tel que nou le con-
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