Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

Débats et recherches LE MONDE DE RASKOLNIKOV par Joseph Frank D ANS les pays d'Occident, la plupart des critiques de Dostoïevski, lorsqu'ils ne fouillent pas son •œuvre pour y découvrir un contenu religieux, l'abordent d'un point de vue psychologique ou biographique. L'impression immédiate, et qui reste dominante, à la première lecture des romans de Dostoïevski, est celle d'une exploration passionnée des états normaux d'une conscience divisée ; et il était tout naturel de supposer que, seule, une expérience directe pouvait produire un tableau aussi magistral des conflits psychologiques. Il s'ensuit que la biographie de Dostoïevski a été sans fin explorée, analysée, méditée, dans l'espoir d'y découvrir quelque traumatisme, clé des créations de l'écrivain. Depuis la révolution bolchévique, la critique russe a pris une direction toute différente. Ou bien elle a tenté une interprétation socio-psychologique (Dostoïevski est un membre de l' « intelligentsia petite-bourgeoise déracinée et dépossédée » et ses personnages reflètent toutes les anomalies de ladite classe) ; ou bien elle s'est engagée dans une véritable investigation historique et a relevé de nombreuses relations intéressantes entre les romans étudiés et l'histoire culturelle de l'époque. En toute loyauté, n'omettons pas les excellentes recherches stylistiques des Léonide Grossman, Youri Tynyanov, V.V. Vinogradov, qui sont aujourd'hui à la base de notre compréhension de Dostoïevski. Comme celui-ci, cependant, reste l'adversaire le plus brillant, l'ennemi le plus efficace des hommes qui ont établi les fondements de la culture soviétique présente - non pas Marx et Engels, mais la tradition radicale russe de Biélinski et de Tchernychevski, - les études historiques BibliotecaGino Bianco soviétiques sur Dostoïevski sont inévitablement bridées dans leur dessein et de .courte vue dans leur interprétation. Sans accepter les préliminaires théoriques des Soviétiques qui abordent Dostoïevski, nous pensons néanmoins que les Russes ont raison de souligner les dimensions sociales et culturelles de son œuvre. Car l'insistance exclusive de l'Occident sur la psychologie et la biographie personnelle, comme moyen d'appréhender l'esprit et l'art de Dostoïevski, est sans aucun doute très limitée et fort trompeuse. Nous pourrions probablement le soutenir pour tout écrivain ; mais puisque, ici, notre propos n'est pas la méthode critique, nous dirons seulement que ce mode d'examen par la biographie est encore moins éclairant dans le cas de Dostoïevski que pour tout autre parmi les grands modernes. . Si Dostoïevski a quelque droit à la renommée, c'est certainement en tant que grand romancier idéologique - non peut-être le plus grand, car il faudrait le comparer à Sterne et à Cervantès, mais du moins le plus grand du XIXe siècle. Et s'il est reconnu comme tel, ce doit être parce que son imagination créatrice était stimulée avant tout par les problèmes de sa société et de son temps plus que par ses problèmes personnels, ses dilemmes intimes. Ou, pour prendre la chose à l'envers, il pouvait toujours traduire ces dilemmes personnels en termes qui les liaient avec le conflit aigu d'opinion et ae valeurs présentes dans la Russie de son temps. C'est la raison pour laquelle la psychologie, dans les romans de Dostoïevski, pour vivante et inoubliable qu'elle soit, n'est invariablement qu'un instrument, un outil utilisé pour le déve-

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