YVES LÉVY C'est donc de lui qu'il faut partir. On dira peut-être que la science politique n'a pas à s'occuper des individus, qu'il n'y a de science que du général. C'est sans doute ce que pensent le doyen Vedel et Maurice Duverger, car ni l'un ni l'autre ne cite le nom du chef de l'Etat. Mais c'est précisément leur attitude qui est antiscientifique. La science formule des règles générales, mais elle les fonde exclusivement sur des exemples particuliers que le savant s'efforce d'analyser et d'interpréter sans préjugé. Lorsqu'on nous dit que le rayon lumineux parcourt 300.000 kilomètres à la seconde, c'est une vérité approximative, non une vérité scientifique. La vérité scientifique, c'est que tel savant a mesuré cette vitesse tel jour, et a trouvé tant. Et que d'autres expériences ont plus ou moins confirmé ce résultat. Encore s'assure-t-on de temps en temps, par de nouvelles mesures, de la constance du phénomène. Quant à son interprétation, elle n'a pas laissé de varier beaucoup. Comme les sciences physiques, la science politique repose sur des observations particulières. Et lorsqu'un individu joue un rôle personnel dans une mutation constitutionnelle, cet individu doit être examiné par l'homme de science. Lequel, parce qu'il est homme de science s'efforce de le ramener, s'il se peut, à une ca~égorie déjà connue. Or, on l'a dit ici il y a quelques années, il semble bien que le cas du général de Gaulle ait déjà été défini dans le passé. Machiavel dit en effet que le réformateur doit opérer seul, et que par conséquent il doit s'emparer du pouvoir. Or, ajoute le secrétaire florentin, le réformateur ne peut guère s'emparer du pouvoir que par des moyens irréguliers, et on ne peut s'attendre qu'un tel homme, une fois au pouvoir, songer.a au bien public plutôt qu'à ses avantages particuliers. Laissons de côté l'appréciation morale de Machiavel (car à l'inverse de ce qu'on imagine, Machiavel ne cesse de se référer! explicitement ou implicitement, à des nouons morales). Nous dirons alors qu'un homm~ qui s'empare du pouvoir est une force qui tend vers la monarchie. Ce n'est évidemment pas là une vérité nécessaire du type des vérités géométriques mais une vérité d'expérience que Machiavei' avait dégagée d'un examen de l'histoire confirmé par son expérience de diplomate et d'homme politique. Depuis, Cromwell, Bonaparte et quelques autres sont venus vérifier les vues de Machiavel. Le général de Gaulle échappe-t-il à la règle, l'examen de sa condui~e doit-il nous inciter à esquisser une catégorie nouve1le ? I1 ne le semble pas. Tous ses propos, tous ses actes expriment un même état BibliotecaGino Bianco 141 d'esprit, et sa marche à la monarchie n~ s'interrompt que dans les périodes où les c1n:onstances le contraignent à attendre. Nous poserons donc qu'une force agit en ce moment dans le sens de la monarchie. Cette force cherche maintenant ouvertement à détruire le Sénat et les communes rurales. Doiton penser que c'est d'abord et essentiellement pour faciliter la bonne administrati~n du pays~ Cela pourrait à la rigueur se soutenir en ce qui concerne la suppression des petites communes. En fait il est vraisemblable qu'elles seront ' . . . moins bien administrées. On ne peut ici traiter longuement de cette affaire. Remarqu_ons c~pendant que le système souple des syndicats intercommunaux sera remplacé par le carcan de grandes communes où l'on ne tardera pas à tenir compte de l'unité administrative plus que de la diversité des circonstances ~ocales. Signalons surtout que les nouveaux maires peu nombreux - ne seront plu~ _des notables bénévoles, mais des hommes pohttques actuels ou virtuels. Servis, et aussi orientés, par le corps de fonctionnaires qui doit remplacer les secrétaires de mairie, ces maires seront souvent peu portés à défendre leurs administr~s, et enclins ou intéressés à servir de courroies de transmission au pouvoir. Il est à craindre qu'ils ne comprennent trop facilement ce qu'il est aisé de nommer les intérêts généraux, aux dépens des intérêts particuliers,. sa,n~cesser_de trop bien comprendre certains 1nterets particuliers (qui agissent d'ordinaire au niveau de la préfecture ou du ministère) aux dépens de l'intérêt général. Bref, ils seront plus éloignés des administrés et plus proches de l'administration, c'est-à-dire moins bien contrôlés par les premiers et plus influencés par la seconde. L'intention de la réforme est d'ailleurs de tirer les petites communes de leur arriération bien connue pour les ouvrir aux plans et au progrès. Il s'agit, en clair, de les faire passer de la démocratie à la technocratie, d'y rendre plus efficace et plus sensible l'action du pouvoir central : cette prétendue décentralisation est une étape sur la voie de la domestication des communes. Contrairement à ce qu'écrit le rédacteur du Monde, nous ne quittons pas Napoléon : nous y retournons. * * * QUANT AU CAS du Sénat, il est surprenant. Mais à la vérité, ce qui surprend, ce n'est pas que le général de Gaulle veuille - on le sait depuis longtemps - se débarrasser du Sénat : c'est que Georges Vedel se demande s'il a le droit de le faire, c'est
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