Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

revNe l,istorÙJUt et critique Jes faits et Jes iJées Avril-Sept. 1968 Vol. XII, N° 2-3 LA GUERRE CIVILE EN FRANCE par B. Souvarine PEUT-ON PARLER de guerre civile en France à propos des troubles universitaires sans précédent qui ont dégénéré en violences inouïes d'étudiants contre la police, et vice versa, au cours des mois de mai et juin derniers? Les barricades et les batailles de rue, d'abord limitées au Quartier Latin, ne se sont étendues qu'en direction de la Bastille et de l'Hôtel de Ville, très brièvement, mais l'exemple a été suivi dans plusieurs grandes villes de province : les « forces de l'ordre», il est vrai, n'ont pas fait usage de leurs armes meurtrières. L'occupation de la Sorbonne et de l'Odéon, puis de nombreuses Facultés et autres établissements publics par des jeunes gens ivres de leur indiscipline, ont causé d'énormes dégâts matériels, mais sans laisser de victimes. Les grèves ouvrières et manifestations sur la voie publique encadrées par les syndicats asservis au parti communiste ou, dans une moindre mesure, par des syndicats ci-devant chrétiens devenus émules des précédents, se sont tenues dans des limites légales, sauf les cas d'occupation des lieux de travail et de séquestration scandaleuse des dirigeants d'entreprise, mais avec la tolérance du pouvoir gouvernemental. Pourtant l'ampleur soudaine du soulèvement, ses répercussions désastreuses sur l'économie française, les séquelles d'insatisfaction et d'amertume qui subsistent, la revanche électorale des principaux responsables du désordre, le sentiment général d'une opposition politique irréductible entre deux France, tout cela se résume en une impression de guerre civile encore latente, vouée à éclater de nouveau à moins de profondes réformes préventives. Dans l'attente de lendemains lourds de menaces, personne ne se hasarderait à prédire un retour à la paix sociale. Quand Marx el Engels se référaient jadis à l' « ironie de l'histoire», expression très galvaudée de nos jours, ils avaient recours à une échappatoire pour n'avoir pas à expliquer quelque Biblioteca Gino Bianco chose d'inexplicable par leur théorie déterministe, de contraire même à ce marxisme passepartout qu'ils ont répudié d'avance. Cette fois, l'ironie de l'histoire s'est exercée de bout en bout au grand dam de tous les doctrinaires et pronostiqueurs, au mépris des leaders et des pontifes pris de court par la succession d'événements aussi énigmatiques dans leur nature que surprenants par leur étendue et leur durée. On ne peut que constater, en outre, la faillite dérisoire et complète des prétendus « sondages» d'opinion par de soi-disant Instituts qui sont, de pair avec la presse et la publicité, une des plaies de l' époque. Les docteurs en « prospective» ne sortent pas grandis de l'épreuve, et l'on ne sache pas qu'aucun« futurible» ait aidé à envisager l'avenir que dessinent les projet,s réformateurs de fond en comble promis par l'Elysée revenu de sa surprise (et surpris d'en être revenu, après quelques heures de carence). En effet il ne s'agit de rien de moins, en perspective, que d'une transformation radicale de l'Université parallèlement à une refonte du système économique et social ainsi que d'un remaniement décentralisateur de la carte administrative et institutionnelle de la France. Qu1une poignée de«meneurs » anarchistes, de staliniens enchinoisés et de guérilleros bien parisiens soient rendus couramment responsables de cette nouvelle révolution française en devenir, il faut avouer que ce serait à n'y rien comprendre, n'élait la providentielle ironie de l'histoire qui dispense d'approfondir. La soudaineté imprévisible de la révolte étudiante gagnant de proche en proche la plupart des Universités, puis quantiLé d'usines et d'entreprises, ainsi que les aspects idéologiques fumeux et tumultueux de ses manifestations, ont aussitôt fait penser à la révolution de 1848. Alors c01nme hier, personne ne s'attendait à cette éruption qui s'étendit à plusieurs pays d'Europe comme le feu à une traînée d poudre. Guizot un 1nois avant Février, avant la fuite de Louis-

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