Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

YVES LÉVY reprendre le combat contre les institutions. Et il songe d'abord à se débarrasser du Sénat. Duquel cependant le statut, selon la Constitution, ne peut être modifié sans son propre accord. Qu'à cela ne tienne : le chef de l'Etat n'a-t-il pas, en 1962, démontré que le peuple est perpétuellement constituant ? N'a-t-il pas pu, à la faveur d'un moment de confusion, faire bouleverser par une minorité des élec- ,, teurs un texte approuve, peu auparavant, par les quatre cinquièmes des votants ? Il l'a pu. Si donc il ose de nouveau recourir au référendum, il pourra détruire le Sénat. Or si, pendant près de six ans, une telle procédure a semblé vouée à l'échec, les choses ont maintenant bien changé. Le président n'a guère élargi son audience, mais de nouveau il peut compter sur le consentement passif des dirigeants de l'opposition, sur le vote favorable de cette fraction de la gauche - à peine un cinquième - qui lui suffirait pour rééditer l'opération de 1962. Déjà, à gauche, une grande campagne est amorcée pour assurer le succès du futur référendum, et le chef de l'Etat trouve le soutien éclairé des partisans du progrès et de la modernisation. Dans son numéro du 27 juillet, le }llonde - en attendant que quelque jour Sirius sorte de son nuage pour crier de nouveau casse-cou - le Monde, par la plume du doyen Vedel, professeur de droit constitutionnel, expose qu' « une pratique que sa réussite et l'assentiment populaire ont transformée en coutume a modifié le droit constitutionnel positif de la France». Voilà ce que sa « morale professionnelle de juriste (...) lui commande de dire». Et il énonce lui-même - bien que sous une forme interrogative - la conclusion qui s'en déduit, à savoir qu'il suffit « de violer victorieusement une constitution pour la changer ». Il est curieux de voir en cette affaire intervenir à point nommé la morale professionnelle du juriste*. Il est plus curieux encore que cette morale professionnelle ne lui interdise pas d'ignorer un aspect fondamental - qu'on dira plus loin - de la réforme proposée. Il est vrai que le Nouvel Observateur ne sera pas moins • Le doyen Vedel n'explicite pas les raisons morales et professionneJles qui le conduisent à sa conclusion. Sans doute, en bon juriste, admet-fi deux autorités : la loi et la jurisprudence. Le coup d'E:tat réussi de 1962 ferait donc jurisprudence. Mais en matière judiciaire, la jurisprudence relève en dernière instance de la Cour de cassation, qui est habllltée à valider une Jurisprudence en tant qu'interprétatlon valable de la loi dans les cas qui n'ont pas explicitement été prévus par eJle. Cette Cour outrepasserait sa compétence - eJle empiéterait sur le législatif - en entérinant une jurisprudence contraire à la loi. Le doyen Vedel use aussi de l'argument historique. Argument étrange. La constatation historique n'a rien à voir nl avec la morale ni avec le droit. Et elle est une constatation : elle n'est pas un argument. Biblioteca Gino Bianco 139 discret. Ici c'est (le 5 août) Maurice Duverger, autre lumière de notre droit constitutionnel et autre propagandiste de la réforme de 1962, qui enseigne et commente. Ses réflexions ne sont pas, comme celles du doyen Vedel, fondées sur la morale et le droit. Plus moderne, il part de considérations sociologiques pour approuver d'avance les projets encore mal connus du chef de l'Etat. Il constate que dans la France d'aujourd'hui « l'urbanisation et l'industrialisation s'accélèrent », et que la maJorité du Sénat représente une France rurale qui ne forme pas le quart de la population totale du pays. Voilà le point de départ sociologique. Il ajoute - est-ce de la morale ? est-ce du droit ? - qu' « en régime démocratique », on ne peut « tolérer que les représentants d'une faible minorité imposent leur loi à la majorité ». Et voici la conclusion : « Un référendum sur le Sénat apparaîtrait moins légal s'il était moins légitime. » Entendez que, pour Maurice Duverger comme pour Georges Vedel, le référendum projeté est illégal. Mais tandis que celui-ci considère que le succès rend un acte « légitime », c'est-à-dire que le fait est la source du droit, celui-là estime que la source du droit est dans une définition quelque peu métaphysique du « régime démocratique ». Définition métaphysique dont le jacobinisme est évident. Maurice Duverger est indigné à l'idée que la minorité rurale puisse imposer ses vues à la majorité urbaine et industrielle. Et il laisse très clairement entendre que cette n1ajorité urbaine et industrielle doit ordonner, et la minorité obéir, en espérant sans doute que ses maîtres redoutables ne la feront pas trop cruellement périr. Maurice Duverger veut soumettre aux fourmilières urbaines cette immense majorité des communes françaises dont la population n'atteint pas 1.500 habitants. Il prépare ainsi le lit du gouvernement, qui ne veut pas seulement supprimer le Sénat, mais, semble-t-il, ôter leur administration librement élue à la quasi-totalité des communes français~s. On reviendra plus loin sur cette affaire, mais on peut d'ores et déjà signaler que sur ce point le Monde, de nouveau, se distingue, écrivant (le 30 juillet, p. 6), en conclusion d'une longue étude : « Il s'agit tout simplement de réviser de fond en comble les institutions locales françaises héritées du Premier Empire. » Comme chacun sait que le Premier Empire fut une dictature, le lecteur comprendra aussitôt que les libertés communales sont un épouvantable carcan dont notre saint Georges de l'Elysée va enfin nous délivrer. Est-ce propagande inspirée, est-ce bouffonne ignorance ? Comment imaginer que personne, dans

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