Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

134 les menchéviks sont certes de c,eur du côté des socialistes-révolutionnaires, mais restent résolument neutres et tentent de mettre fin à la lutte. Ils estiment en effet que si fondés que soient les griefs et l'indignation des socialistes- - révolutionnaires, « dans la situation politique actuelle, toute lutte armée contre le pouvoir d'Etat bolchévique n'est qu'aventurisme et ne peut profiter qu'à la contre-révolution 44 ». Lorsque la guerre civile se transforme en lutte ouverte entre rouges et blancs, les menchéviks soutiennent l 'Armée rouge. En 1919, quand Youdénitch marche sur Pétrograd et Dénikine sur Moscou, le Comité central du parti menchévique· encourage ses militants à s'engager dans l'Armée rouge ; il en va de même l'année suivante, pendant la phase initiale, défensive, de la guerre russo-polonaise 45 • (Toutefois, sous l'impulsion de Marc Liber, une fraction des menchéviks de droite se dressera contre cette politique. Pour Liber, les menchéviks se doivent de participer à une « 1 utte nationale » contre les bolchéviks, lesquels « ne sont plus désormais un parti exposé aux balles du pouvoir, mais au contraire un pouvoir d'Etat disposant de fusils et de pelotons d'exécution 46 ». Mais les membres de cette tendance se verront bientôt contraints de se soumettre à la discipline du Parti ou de quitter celui-ci.) En même temps qu'ils se battent contre les blancs, les menchéviks continuent, avec un courage exemplaire, de dénonce1 l'emploi de la terreur par les rouges, cette terreur contre laquelle ils s'insurgent depuis le:; tout premiers jours. Dès novembre 1917, lorsque les bolchéviks jettent les cadets en prison, « liquident » certains de leurs chefs et interdisent les journaux « bourgeois », les mench~viks sont les premiers à protester. En Martov va s'incarner la conscience de la révolution : coup sur coup on l'entend dénoncer Trotski, qui agite l'ombre de la guillotine ; le procès manifestement truqué de l'amiral Chtchastnyi (accusé de « trahison » et condamné à mort en Juin 1918) ; le système des otages; l'assassinat de la famille impériale et des gra11ds-ducs(juillet 1918). Dans leur ferme et inlassable opposition à la terreur bolchévique, le comportement des menchéviks demeurera, pour l'honneur de leur cause, sans tache et exemplaire. Il est vrai qu'après l'échec de leurs tout premiers efforts pour rétablir la démocratie, au 44. L. Martov : • Sobiraiout materiali •, Sotsialistitcheskii Viestnik, n° 16 (38), 16 aoüt 1922. 45. Martov : Geschichte der russischen Sozialdemokratie ... , p. 314. 46. Novyi Loutch, n° 2, 2 décembre 1917. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lendemain du coup d'Octobre, les menchéviks tentent de s'adapter au régime nouveau. Mais c'est à contrecœur : s'ils s'inclinent, c'est devant « les nécessités de la vie, non en principe 47 ». Ils assument ainsi le rôle inconfortable d'une opposition mi-constitutionnelle miimplacable, cherchant à se faire une place dans le régime sans se renier eux-mêmes en tant que parti de la démocratie et des principes élémentaires d'humanité. Leurs objectifs : renforcer leur influence sur la classe ouvrière, humaniser et démocratiser le régime. Leurs moyens : l'utilisation méthodique de toutes les possibilités légales d'expression et d'action qui existent encore, le recours aux activités semi-légales ou clandestines là où le régime les y oblige. C'est ainsi que le petit groupe menchévique au Comité exécutif des soviets va redoubler . d'efforts, sous la direction de Martov, pour se faire entendre - et pour apprendre aux bolchéviks à s'accommoder de l'existence d'une opposition capable de penser et de parler. Les menchéviks participent aussi, dans toute la mesure du possible, aux élections à tous les niveaux : soviets locaux, syndicats ouvriers (ils sont majoritaires dans la chimie et l'imprimerie), coopératives, mutuelles, institutions culturelles de toute sorte. Partout, à la tribune comme dans les rapports personnels, ils font un ultime appel à la conscience des bolchéviks, dans l'espoir que faute de mieux, ceux-ci finiront par avoir honte de leurs propres méthodes : la terreur ; la violation, dans les soviets, de tous les principes démocratiques et constitutionnels ; la politique économique brutale et désastreuse qu'est le communisme de guerre. Ce rôle d'opposition « légale » dans le « parlement de Lénine » ne durera que quelques mois. Le 4 juin 1918, les menchéviks sont expulsés du Comité exécutif des soviets ; leurs journaux, Novyi Loutch et Vperiod) sont désormais interdits. A partir de cette date et jusqu'en ·1921, lorsqu'ils seront finalement réduits à la clandestinité ou à l'exil, les bolchéviks les laisseront vivoter, un peu comme le faisait le tsar, dans un état incertain de semi-légalité marqué par l'alternance de périodes de répression et de relative tolérance. Toutefois, entre la semi-légalité d'avant 1917 et celle d'après, il y a une différence - et cette différence est un monde. Sous le régime anachronique des tsars, qui ne disposait que d'un appareil policier maladroit, aux pouvoirs restreints par la loi, la tactique menchévique d'action simultanée, légale et illégale, était concevable et même 47. Martov : Geschichte der russîschen Sozialdemokratie ... , p. 313.

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