Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

1. GETZLER la politique de guerre, il suffisait de passer dans le camp des menchéviks-internationalistes dirigé par Martov, lequel s'opposait à l'offensive et préconisait des négociations générales et un armistice universel. En revanche, il ne fait aucun doute qu'à chaque moment de crise - pendant les journées d'Avril et celles de Juillet, et encore en septembre après le putsch de Kornilov - les ouvriers de Pétrograd ont poussé les dirigeants des soviets à s'emparer du pouvoir. Mais en vain. Comme le dira Tséretelli, qui jouait un rôle dominant dans l'élaboration de la politique du Comité exécutif des soviets : L'histoire ne connaît guère d'autre exemple d'une situation ot1 des partis politiques, tout en recevant tant de preuves de la confiance d'une majorité écrasante de la population, manifestent si peu d'empressement à prendre le pouvoir 31 • Comment expliquer ce manque d'empressement ? Etaient-ce les fameuses « œillères marxistes » - le dogme de la « révolution bourgeoise », le principe de la non-participation - qui déterminaient en 191 7 les conceptions et les calculs poli tiques des menchéviks et de leurs alliés aux soviets ? Doivent-ils leur perte à leur « marxisme pédantesque », comme semblent le penser John Plamenatz et E. H. Carr 32 ? Le dogmatisme marxiste est peut-être intervenu pendant le premier gouvernement provisoire. Au début, tous les menchéviks (y compris les internationalistes) avaient décidé de ne pas entrer au gouvernement, ni d'en constituer un eux-mêmes, mais de rester dans l'opposition en s'appuyant sur leurs positions de force dans les soviets pour imposer au gouvernement « bourgeois » une politique « démocratique ». En d'autres termes, ils voulaient appliquer la tactique de la « dualité du pouvoir» que Marx avait recommandée en 1850 aux communistes allemands et que les menchéviks avaient officiellement adoptée en 1905 à Genève. Il n'en reste pas moins difficile de démontrer que leur attitude en mars 1917 tient essentiellement à des préoccupations doctrinales, comme l'affirmera par la suite le menchévik de gauche Soukhanov 33 • Ne pouvaient-ils avoir d'autres raisons ? La crainte, par exemple, de provoquer une réaction de la bourgeoisie et de l'armée contre le « spectre rouge » et de les 31. Irakll Tséretelli : Vospominaniia o fevralskor revolloul.8ii, vol. II, Paris-La Haye 1963, p. 403. 32. ,John Plamenatz : German Marxism and Russian Communism, Londres 1954, p. 211; et E. II. Carr : The Bol8hevik Revolullon 1917-1923, vol. I, Londres 1950, p. 41. 33. N. Soukhanov : Zapiski o revolioutsii, vol. 1, BerllnPétcrsbourg-Moscou 1922, pp. 229-32; comparer, cependant, Taérctelll, op. cil., vol. I, pp. 36-7. BibliotecaGino Bianco 131 rejeter dans les bras de la contre-révolution ? Ils pouvaient aussi se défier de leur degré de compétence : sauraient-ils faire la guerre, faire marcher l'économie ? Les bolchéviks eux-mêmes s'en tenaient, avant l'arrivée de Lénine, à une politique de soutien - certes conditionnel et critique - au gouverement « bourgeois » et ne préconisaient pas la prise du pouvoir. Mais même en admettant qu'en février-mars 1917, la position des menchéviks s'explique par leurs vues doctrinales, celles-ci ne conserveront pas longtemps leur empire. Dès le début mai, les menchéviks - sous la double pression de la crise gouvernementale qui attend sa solution et des sollicitations de leurs alliés socialistes-révolutionnaires - consentent, après un long examen de conscience, au « grand sacrifice » (les termes sont de Dan 34 ) : ils entrent en minorité dans un gouvernement bourgeois de coalition. Ce faisant, ils tombent dans ce « millerandisme » qui, depuis les congrès de l'Internationale socialiste de Paris et d' Amsterdam, est anathème pour tous les marxistes orthodoxes, a fortiori pour les menchéviks. Ils passent outre aussi aux avertissements parfaitement clairs de Marx et d'Engels : ne jamais répéter l'erreur de Louis Blanc, ne jamais participer « en minorité » à un gouvernement bourgeois, « car c'est là le grand danger 35 ». Si les menchéviks consentent en mai au « grand sacrifice », c'est, comme le recof111.aÎt Tséretelli dans ses Mémoires, pour des raisons non de principe ou de doctrine, mais de nécessité immédiate : ce qu'il faut alors à la Russie, c'est un gouvernement soutenu par toutes les « forces vives » du pays, pour s'attaquer aux problèmes créés par la guerre et la crise économique 36 • C'est peut-être précisément ce « consentement » à la guerre et à l'offensive Kérenski qui explique en partie pourquoi les menchéviks se laissent entraîner dans ce premier gouvernement de .coalition sans exiger d'y jouer un rôle majoritaire, comme le leur recommandent les « coalitionnistes de gauche » Soukhanov, Iouri Stiéklov et J. P. Goldenberg 37 • * * * LA PREMIÈRE EXPÉRIENCE de gouvernement de coalition à participation menchévique s'achève le 2 juillet avec la démission des quatre 34. N. Avdéev : Revolioutsiia 1917 goda. l(hronika sobytii, vol. II, Moscou 1923, p. 111. 35. Lettre d'Engcls ù Turnli, 26 janvier 1894, dnns Marx et Engels : Selecled Correspo11de11ce, Moscou 1965, pp. 471-72. (Les italiques sont de l'nul<'nr.) 36. Ts~reteJJI, op. cil., vol. II, p. 423. 37. Ibid., vol. J, pp. 1•10-41; N. Soukhnnov op. cil., vol. III, p. 41O.

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