I. GETZLER DANS LE SCHÉMArévolutionnaire des menchéviks, on décèle sans peine des points faibles. Il assigne à la classe ouvrière le rôle d' « émancipateur de classe », d' « avant-garde » et même de « guide suprême » dans la « lutte nationale de libération » ; et c'est à cette même classe ouvrière qu'il appartient de soutenir le choc principal dans la lutte contre le tsarisme. Pourtant, une fois la victoire remportée, cette avantgarde devra faire preuve de modération, voire d'abnégation. Comme parti d'opposition bénéficiant d'une large base populaire, la socialdémocratie se bornera à être l'aiguillon du , . . reg1me nouveau, en exerçant « une pression révolutionnaire sur la volonté de la bourgeoisie libérale et radicale » et en contraignant ainsi les détenteurs bourgeois du pouvoir à mener, malgré eux, la révolution jusqu'à sa « conclusion logique » - à savoir jusqu'aux limites extrêmes du républicanisme et de la démocratie à partir desquelles se fera, au moment voulu, une révolution socialiste 5 • C'est certainement trop demander à une classe ouvrière opprimée et rebelle qui espère, comme le dit un tract ouvrier de l'époque, « renverser le gouvernement tsariste et établir le nôtre 6 ». Le principe de la non-participation ne sourit pas davantage à un grand nombre d'intellectuels et de révolutionnaires, puisqu'en 1905 on les voit oublier leurs préventions contre le centralisme et l'amoralisme des bolchéviks et se rallier à ceux-ci, qui sont partisans et de la prise du pouvoir et de la constitution d'un gouvernement révolutionnaire provisoire 7 • L'exaltation est telle pendant ces « journées de la liberté » que même des menchéviks convaincus comme Martynov et Dan n'hésitent pas à désavouer la non-participation et à adopter des positions qu'on a quelque peine à distinguer de celles de Parvus et de Trotski 8 • Mais si la stratégie révolutionnaire des menchéviks n'est pas sans défaut, du moins leur «résolution» du dilemme du pouvoir - dilemme qui se posera encore, un demi-siècle plus tard, pour les révolutionnaires marxistes des pays insuffisamment développés 9 - procède-t-elle fort logiquement à la fois de la conception qu'ils se font de• la Russie paysanne, de leur théorie marxiste de l'Etat et de la 5. Martynov, op. cil.; Marlov, loc. cil. supra. 6. Heprodult dans V. J. Lénine : Sotchineniia (211 éd.), vol. li, Moscou, 1935, p. 113. 7. D'après l'entretien de l'auteur avec N. V. Volsl<i (Valenllnov) à Paris, Juin 1961. 8. F. I. Dan : Probkhojdénié bolchevisma, New York 1946, p. 384. 9. Voir la contribution de l'auteur à ln Memoriam R.1. Nicolaeusky, toc. cil. supra. BibliotecaGino Bianco 125 force de leurs convictions démocratiques. Les menchéviks sont certes persuadés que les millions de paysans, d'artisans et de déshérités qui peuplent les campagnes et les villes de Russie constituent le plus riche des terrains révolutionnaires ; mais ils sont plus certains encore que ces masses de « petits bourgeois » ne veulent pas du socialisme. Et comme le souligne Martynov dans un article paru en 1905 et consacré à la « conscience [morale] marxiste », s'il est vrai que les petits bourgeois ne veulent pas du socialisme, il en résulte pour la social-démocratie la question de conscience suivante : est-elle en droit de s'emparer du pouvoir et « d'en user pour neutraliser la résistance de la petite bourgeoisie aux aspirations socialistes du prolétariat 10 » ? C'est donc « en lutte avec leur conscience marxiste \> que les menchéviks en arrivent à se refuser à prendre le pouvoir dans la révolution russe naissante, sauf dans un cas tragique de force majeure. Leur fidélité - peut-être dogmatique à l'excès - à une interprétation marxienne de l'Etat comme simple « comité exécutif » de la classe dominante les oblige à placer la socialdémocratie victorieuse devant une alternative /. . . peu re1ou1ssante : ou renoncer au pouvo1t, ou s'engager dans une expérience prématurée et partant condamnée, celle du socialisme. L' « autonomie révolutionnaire » MAIS le principe de la non-participation va aussi permettre au menchévisme de dépasser cette alternative. Pour se préparer à leur rôle post-révolutionnaire d'opposition militante, les menchéviks s'emploient en effet, au cours de la dernière moitié de 1905, à définir et à développer le concept de l' « autonomie révolutionnaire ». C'est ce concept, plutôt que la théorie orthodoxe et «démocratique» du renoncement au pouvoir, qui constitue l'apport essentiel des menchéviks à l'analyse marxiste de la question du pouvoir, ainsi qu'à la tactique et à la pratique de la social-démocratie révolutionnaire en Russie. Il se peut que la conception menchévique de l'autonomie révolutionnaire dérive en partie de l'Adresse du Conseil général de la Ligue communiste rédigée par Marx en 1850 et aussi, toujours en partie, de l'expérience de la Commune de Paris 11 • Toutefois, elle tire son ori10. Martvnov : • V boribié s mnrxistskoi sovies·tou • lskra, n° 102, ·5 Juin 1905. 11. L. M. (Mnrlov) : • Nu otchcrcdl. " Bo'ikot " Doumi i rcvolloulslonnoié snmooupruvlénlé nnrodn •• Jskra, n° 109 29 noOl 1905. ·
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