L. SCHAPIRO quer le traitement que lui fit subir Staline. Mais les successeurs de celui-ci ne font pas autrement. Du temps de Khrouchtchev, on laissa entendre, comme à contrecœur, que l'accusation de trahison avait été montée de toutes pièces. Cependant, ni Khrouchtchev ni l'équipe actuelle n'ont autorisé la publication ou l'étude des œuvres de Boukharine ; encore moins ont-ils reconnu les services qu'il a rendus au Parti et à la cause. Bref, on semble faire preuve à l'égard de Boukharine de la même réserve qu'envers les autres victimes des grands procès publics, alors que Toukhatchevski et les autres « épurés » militaires ont bénéficié d'une réhabilitation complète. Le cas de Boukharine n'en est pas moins particulier, en ce sens que les détenteurs actuels du pouvoir ont particulièrement intérêt à empêcher toute manifestation de la vérité en ce qui le concerne. Admettre que les op1n1ons de Boukharine mériteraient un réexamen sérieux reviendrait en effet, ou peu s'en faut, à révoquer en doute la thèse officielle sur l'ère stalinienne, à savoir que ce fut une période où la ligne du Parti resta foncièrement correcte, mais qu'elle fut altérée dans ses effets par les défauts personnels d'un seul homme. On risquerait ainsi de renforcer l'opinion contraire - probablement répandue dans les milieux les plus divers - selon laquelle le désastre résultait moins des tares d'un seul que des vices du régime tout entier. Pour le Parti infaillible, il est hors de question d'admettre qu'une autre politique était possible en 1929, et moins encore que cette autre politique eût été presque entièrement conforme aux vues de Lénine. Pourtant l'œuvre politique de Boukharine et de ses partisans n'a probablement pas été sans effet ni conséquence. On peut reconnaître, dans la révision du droit criminel qui a eu lieu après la mort de Staline, des traces incontestables de l'esprit dans lequel travaillaient en 1936 Pachoukanis et ses amis. Quant à la Constitution, elle n'a certes cessé d'être bafouée depuis sa promulgation. Mais, depuis quelques années, on se réfère de plus en plus fréquemment à ce texte, et notamment au chapitre X, dans Jes pétitions et les protestations adressées au gouvernement par divers groupements au sujet d'agissements illégaux des pouvoirs publics, des excès de la censure, de la violation des libertés religieuses, etc. Constatera-t-on, un jour, que les espoirs et le sacrifice de Boukharine en 1936 (il aurait pu rester à ]'abri en Europe occidentale) ne furent pas entièrement vains ? BibliotecaGino Bianco 121 Pour le moment, le pouvoir soviétique persiste dans sa politique traditionnelle à l'égard des faits gênants du passé : ou bien les faire sombrer dans l'oubli, ou bien les situer dans un contexte fabriqué de toutes pièces, de manière à rendre impossible toute réflexion ou discussion sérieuse. On ne peut s'empêcher de penser qu'en procédant ainsi de génération en génération, le pouvoir s'est fait plus de tort que de bien. Car malgré tous les efforts pour enterrer le passé, celui-ci survit dans ce qui a été dit pendant cinquante ans par les opposants et les dissidents. Faire comme si de telles choses n'avaient jamais été dites, ou n'avaient été di tes que pour nuire ou pour trahir, ne peut que gonfler la force explosive des idées transmises, favoriser de nouvelles oppositions et de nouvelles dissidences. Quand donc les responsables comprendront-ils cette évidence qu'un régime ne fonctionne bien que dans la libre confrontation des idées dans tous les domaines ? Et que la légitimité du pouvoir n'est jamais aussi bien assurée par un K.G.B. ou l'enrégimentation des esprits que par les suffrages librement exprimés du peuple, appelé à se prononcer en toute sérénité sur l'œuvre accomplie par ses mandataires ? * * * EN MAINTENANlTeur système discrédité et inefficace - lequel n'est d'ailleurs jamais sans présenter de risques, même pour les chefs en apparence les plus solidement installés, comme a pu le constater Khrouchtchev - on ne saurait nier que les successeurs de Lénine se montrent fidèles à la pensée du fondateur. Il serait bien entendu absurde d'imputer à Lénine tout ce qu'a fait Staline. Si Lénine a bien créé les moyens d'action dont devait hériter Staline, rien ne permet de penser qu'il s'en serait servi de la même façon ; il semble au contraire qu'il eût suivi une politique plus proche de celle de Boukharine. Il n'est pas impossible que, dans l'esprit de Lénine, les limitations du droit d'opposition qu'il fit approuver par le xe Congrès du Parti en 1921 n'étaient que temporaires ; il faut toutefois reconnaître qu'elles concordaient parfaitement avec ses vues et son comportement politiques tout au long de sa carrière. Aussi ses successeurs reçurent-ils en héritage un monstre : l'Etat « monolithique », essentiellement inviable. Si Staline réussit malgré tout à le faire vivre et fonctionner tant bien que mal, ce fut par la terreur, appliquée à l'échelle que l'on sait. (Encore qu'aucun ~pologiste du personnage n'irait jusqu'à qualifier d'e/ficace l'appareil gouvernemental mis au
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