L. SCHAPIRO Dans le même sens, le programme menchévique élaboré au cours de l'été 1919 se prononçait pour le maintien de la propriété d'Etat des secteurs essentiels de l'industrie et des transports, le capital étant toutefois admis à y participer sous contrôle de l'Etat ; la dénationalisation du commerce intérieur et des moyennes et petites entreprises industrielles ; la garantie de la propriété paysanne des terres ; la mise en place d'un réseau de ravitaillement par voie d'accords entre consommateurs et producteurs, avec la participation active de coopératives libres ; enfin le maintien du monopole d'Etat du commerce extérieur. Quant au second grand article du programme menchévique, il fut de mieux en mieux compris et accueilli : libres élections aux soviets, avec droit de vote pour tous les travailleurs ; liberté d'expression et de publication pour tous les partis ouvriers ; suppression de la terreur ; enfin, pleine responsabilité de tous les fonctionnaires devant les tribunaux. De nos jours il ne reste probablement plus de menchéviks en vie en Union soviétique (et très peu à l'étranger) ; aussi peut-on se demander pourquoi, plus de quarante ans après leur disparition en tant que parti politique, ces hommes constituent toujours l'une des cibles préférées des communistes. C'est ainsi que l'édition actuelle de l'Histoire du P.C.U.S., qui a remplacé le Cours abrégé, traite les menchéviks comme s'ils étaient encore les principaux ennemis de la vérité éternelle du léninisme. Pourquoi attacher tant d'importance à un adversaire depuis longtemps battu et qu'on aurait pu croire oublié depuis tant d'années ? C'est que les problèmes discernés et débattus par les menchéviks dès 1919 et 1920 subsistent, de nos jours, pratiquement sous la même forme, et qu'ils attendent toujours leur solution. Dans l'agriculture, les exploitations collectives ne parviennent toujours pas à nourrir la population dont les besoins ne sont satisfaits que grâce aux importations et à la production relativement importante des lopins de terre laissés aux paysans. Centralisée à l'excès, l'industrie cherche toujours le moyen d'assouplir le système en y intégrant les stimulants personnels, les lois de l'offre et de la demande et une certaine liberté des échanges. Sur le plan de la vie politique et sociale, les héritiers de Lénine et de Staline se démandent comment rendre vie aux organismes atrophiés d'Etat et de Parti, qui ne servent plus à grand-chose : il s'agit toujours de faire participer la population plus largement et de façon plus réelle à l'administration du pays. Enfin, on s'efforce aujourd'hui en haut lieu - ne serait-ce que dans un souci d'efficacité et de tranquillité - de déterBibliotecaGino Bianco 119 miner jusqu'à quel point il est possible de tolérer la désaffection et la contestation sans saper le prestige des chefs du Parti plus profondément encore qu'en 1956, après que Khrouchtchev eut ouvert les vannes ... Bien entendu, si jamais les hommes au pouvoir parviennent à résoudre ces problèmes, ils ne reconnaîtront pas pour si peu le bien-fondé des critiques menchéviques. Une fois de plus, on y verra la preuve de l'omniscience des dirigeants du jour et celle du Parti. Toutefois, si les documents menchéviques de la période du communisme de guerre restent à ce moment-là accessibles au public soviétique (comme ils le sont actuellement, en partie, dans les rapports des congrès du Parti, et pour un petit nombre de privilégiés, dans des publications moins répandues), celui-ci pourra y faire une ample moisson d'arguments contre ses dirigeants et le régime. Et si parmi les chefs responsables il s'en trouve qui connaissent tant soit peu l'histoire de leur propre parti, il n'est pas impossible qu'ils apprennent encore bien des choses chez les menchéviks des années 1917-1921. Mais qu'on ne compte pas sur eux pour citer leurs sources : cela reviendrait à mettre en cause la quasi-totalité de la politique de Lénine. D'où ce besoin hargneux et décidément insatiable d'exposer les ombres des menchéviks à la dérision et au mépris. Sommes-nous en droit, dans ces conditions, de mettre le menchévisme au rancart ? * * * LES « BOUKHARINIENS » fournissent un autre exemple de la force permanente des idées. On sait toute l'importance des écrits de Boukharine dans la théorie économique marxiste. Mais ce n'est pas seulement en sa qualité d'économiste qu'il gagna à ses idées tant de ses contemporains - juristes, écrivains, historiens et philosophes, tous marxistes, et qui allaient être presque tous exterminés par Staline. Profondément influencé par Lénine, surtout pendant la toute dernière année de la vie active de celui-ci, Boukharine s'était rallié aux vues ultimes de son maître sur la nep, telles que nous les font connaître ses derniers articles parus. Pour Lénine mourant, la nep devait être considérée comme une longue période de convalescence et de réconciliation. Au cours de cette période - qui pourrait se prolonger pendant plusieurs générations - la société russe subirait cette préparation nécessaire au socialisme qui avait fait défaut en 1917. Pour que se produisît cette transformation, il fallait suspendre la lutte des classes et
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