Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

L. SCHAPIRO en recommençant. Quel sens donner, en effet, à des conjectures sur ce qui se serait passé si, par exemple, le Gouvernement provisoire avait fait ceci ou cela, ou évité de faire ceci ou cela ; ou si Lénine, en 1921, avait formé une coalition avec les socialistes au lieu de les éliminer ; ou si l'industrialisation s'était faite selon les principes proposés par Boukharine au lieu des méthodes imposées par Staline ? Dès lors qu'il est impossible de discerner la totalité des conséquences éventuelles d'un événement imaginaire, toute base fait défaut pour une analyse historique véritable. A mon sens, la tâche de l'historien qui s'attache à l'étude des mouvements d'opposition se présente sous un triple aspect. Tout d'abord, servir la vérité et la justice - la vérité, car aucune interprétation des événements ne peut être fondée si elle ne s'appuie pas sur les faits réels ; la justice, car ceux qui ont été écartés, anéantis pour n'avoir pas été « dans la ligne » ne sont plus là pour plaider leur cause. Voilà, assure-t-on, qui va sans dire... Et pourtant, dans le domaine qui nous intéresse ici, on trouve encore, même dans des ouvrages réputés et largement répandus, des affirmations qui sont autant d'insultes à la vérité et à la justice. Par exemple : que l'on ne saurait reprocher aux bolchéviks d'avoir écrasé l'opposition socialiste, puisque menchéviks et socialistes-révolutionnaires se refusaient à rester dans les limites de la légalité. Cette affirmation n'est pas seulement un travestissement des faits les mieux avérés, une contre-vérité particulièrement injurieuse pour la mémoire des victimes menchéviques. Elle donne également une vue falsifiée de l'histoire, en passant sous silence le fait qu'à tort ou à raison, les menchéviks renoncèrent délibérément à toute chance de l'emporter, précisément parce que de 1918 à 1921 ils optèrent, malgré tous les obstacles et toutes les provocations, pour des moyens de lutte strictement constitutionnels. Il en va de même - avec quelques réserves - pour les socialistesrévolutionnaires après 1919 : on sait en effet qu'ils mirent fin à leur politique de lutte armée contre le régime par crainte de favoriser ses ennemis antisocialistes. La seconde tâche qui incombe à l'historien dans ce domaine consiste à étudier de manière objective et approfondie les diverses politiques qui furent envisagées ou préconisées à la place de celles qui furent effectivement appliquées étude qui, soit dit en passant, présente en ce qui concerne !'U.R.S.S. des difficultés croissantes a partir de 1925 environ. Trop souvent, on n'a connaissance des critiques adressées à BibliotecaGino Bianco 117 1 a poli tique officielle qu'à travers le miroir déformant d'accusations forgées de toutes pièces, ou encore par les réfutations d'opinions que leurs tenants n'étaient pas autorisés à exprimer ouvertement, enfin par diverses sources secondaires (on-dit, rumeurs, etc.), forcément fragmentaires et sujettes à caution. (Il est clair que la situation à cet égard a considérablement évolué ces derr..ières années. L'abondance de documents de source soviétique non officielle qui nous parviennent actuellement et dont le K.G.B. semble ne pas vouloir ou ne pas pouvoir arrêter le flot sans cesse croissant, permet désormais de se faire une idée précise de l'importance des courants de contestation qui se font jour un peu partout dans le pays, bien qu'il s'agisse de mouvements fort peu organisés.) L'étude des diverses politiques possibles écartées par les dirigeants responsables n'a aucunement pour objet, répétons-le, de supputer ce qui aurait pu advenir, mais de permettre de mieux saisir et de mieux juger ]a politique retenue, ce qu'elle promettait et ce qu'elle apportait en réalité. C'est ainsi que Boukharine, homme d'une intelligence supérieure, envisageait pour parvenir à l'industrialisation - ou plus exactement, à la réindustrialisation - de la Russie, d'autres solutions que celles de Staline. Certes, le chercheur aura beau approfondir sa connaissance du programme proposé par Boukharine à la place de la méthode stalinienne d'industrialisation-par-le-massacre, jamais il ne déterminera si un tel programme était réalisable, quels résultats il eût permis d'obtenir, dans quels délais et à quel prix. Du moins de telles connaissances devraient permettre de supprin1er - ou de réduire à leurs justes proportions - les sempiternelles discussions de salon sur la « nécessité » de Staline. Il serait même concevable de soutenir que plus la politique de Boukharine paraissait convaincante à l'époque, plus Staline, qui redouta toujours l'apparition d'un rival sérieux, était déterminé à imposer une politique diamétralement opposée. Il est une troisième raison pour laquelle l'historien ne peut se permettre de négliger les arguments et la politique de ceux qui sont tombés sous les roues du chariot communiste poursuivant lourdement sa route incertaine. Pour des raisons politiques, compréhensibles dans une société close, les con1n1unistes sortis vainqueurs du combat - et leurs apologistes - ont présenté toutes les critiques, toutes les oppositions qu'ils avaient rencontrées con1me autant de fautes, voire de trahisons. S'il ont su, chaque fois, l'emporter sur !'Erreur, c'est

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