Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

AU « REBUT DE L'HISTOIRE » par Leonard Schapiro Du HAUT de ses cinq décennies révolues, le pouvoir des Soviets contemple un sol jonché de squelettes : ceux des vaincus, des difiamés, des dégradés, des dé-nommés - tous ceux que le 7 novembre 1917, Trotski triomphant, vouait au « rebut de l'histoire ». L'apostrophe, ce jour-là, visait les députés menchéviques et socialistesrévolutionnaires de droite au IP Congrès des soviets qui, en signe solennel de protestation contre le coup de force bolchévique de la nuit précédente, venaient (bien imprudemment) de se retirer de l'assemblée. Or, comme on l'a souvent rappelé (non sans quelque facilité), cinq années à peine séparaient alors Trotski de sa propre chute - et de cette existence de bête traquée que Staline lui ferait mener, vingt ans durant, jusqu'à sa fin. Mais ce qu'on a rappelé moins souvent, c'est que Trotski ne fut pas seulement la victime de Staline : il apparaît, à maints égards, comme son précurseur. Autrement brillant, certes, autrement dynamique que ~n prosaïque adversaire, mais moins tenace, et tellement moins habile à manier un appareil dont, à l'instar de tant d'auttes victimes, il ne parvint jamais à bien comprendre le fonctionnement. Quoi qu'il en soit, sitôt Trotski éliminé, Staline en profita pour s'approprier ses idées - celles-là mêmes dont il n'avait cessé jusque-là de se gausser. Trotski est sans doute le révolutionnaire le plus diffamé de l'histoire. Pourtant l'ampleur même des accusations de trahison forgées contre lui continuera de faire obstacle à sa réhabilitation dans la Russie post-stalinienne, car trop nombreuses sont les réputations, présentes et passées, qui sont prises dans le tissu des mensonges. Plus que tout autre Trotski a montré, · BiblïotecaGino Bianco du commencement à la fin des longues années d'exil, à quel point un opposant vaincu peut compter dans l'histoire et dans l'orientation de l'action. Or il en va de même, à des degrés divers, de la foule des adversaires que les bolchéviks vainquirent et éliminèrent pour s'assurer le monopole du pouvoir - conséquence nécessaire de la résolution d'une faction de ne tolérer aucune opposition, aucune dissidence, qu'il s'agisse des libéraux ou des socialistes, des rebelles de Cronstadt ou de militants surgis de ses propres rangs. Il est évidemment de la plus haute importance pour les chefs actuels de l'Union soviétique, soucieux d'affirmer leur légitimité, de dénigrer leurs adversaires vaincus ou même d'en effacer jusqu'au souvenir. Leurs historiens officiels (à l'exception de quelques-uns, aussi rares que courageux) passent les vaincus sous silence ou les accablent d'injures tout à fait étrangères au vocabulaire de la discipline qu'ils prétendent pratiquer. Encore moins excusables sont certains historiens non soviétiques qui ne manifestent pour l'étude des mouvements de contestation et de protestation dans la Russie des Soviets qu'un intérêt poli, quand ce n'est pas une franche aversion. * * * QuEL EST donc le but de l'historien qui étudie ces. tendances, ces tentatives, ces échecs d'autrefois ? Nullement, comme d'aucuns le prétendent, de spéculer à l'infini sur ce qui aurait pu être. Il n'ignore pas combien de tels exercices peuvent être vains, et que l'histoire ne s'étudie pas comme on étudie une partie d'échecs - en remettant les pièces en place et

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