Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

114 de la loi pseudo-scientifique ne lui en imposèrent donc jamais. Même colorée par une grande force de pénétration et un sens aigu de la vie populaire et concrète, sa vision resta celle d'un dreyfusard qui soutint vigoureusement le Bloc des gauches, vérité tactique liée pour toujours à une sorte de conformité sociale et psychologique. Nous ne serions pas équitables si nous voulions l'interpeller au sujet du communisme et de ces communistes français dont il pouvait encore croire, à l'époque du Front populaire, qu'ils formaient seulement notre aile marchante, les changements ne portant que sur les décors. Outre que ce scepticisme à la Montaigne ne manquait pas autant qu'il peut paraître de sagesse et de clairvoyance, reconnaissons que l'âge, la claustration, le manque de tout contact direct avec l'événement, la maladie stoïquement supportée, maintenaient plus que jamais la pensée d'Alain, si vigoureuse qu'elle demeurât, en une quasi-intemporalité. Gœthe, lui aussi, considérait, comme on sait, que la révolution parisienne de 1830 n'était point la bataille de rue qui avait renversé une monarchie pour en susciter une autre, mais la controverse académique entre Çuvier et ·Geoffroy Saint-Hilaire ... * * * ALAIN ESSAYISTE, c'est ainsi qu'on l'a défini, parfois pour lui refuser la qualité de philosophe en arguant du fait qu'il n'a pas construit de système. Mais ce terme est trompeur parce qu'il suggère l'idée d'un certain éparpillement de la pensée appliquée sans ordre à bien des sujets ; il est vrai qu'une lecture attentive de Montaigne suffit à bien montrer que mille facettes peuvent réverbérer la même lumière. De même l'immense journal intellectuel d'Alain est, nous l'avons dit, très vigoureusement centré, commandé par la conviction que le philosophe a pour devoir premier d'enseigner à tous l'art de penser en adoptant d'abord la règle de l'optimisme cartésien qui veut que le bon sens soit partout, au moins en puissance. L'ignorance est la source de tous les maux, y compris Vinjustice et la guerre : c'est du Socrate, mais ce pourrait être tout aussi bien la devise d'un honnête et candide instituteur en l'âge d'or de l'école populaire. Belle occasion de rappeler d'ailleurs qu'Alain collabora longtemps à la revue du Syndicat national des instituteurs, et y fit paraître une série de ses meilleurs Propos ; pour un peu et toute grandiloquence exclue, il aurait fait sienne l'image de Jules Romains glorifiant en l'instituteur « le calme fantassin de la République ·sibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL universelle ». Ne serait-ce pas là l'essence la plus fine dont se compose le radicalisme d'Alain? Ce n'est pas qu'il concède rien à la démagogie moderne et commence par promettre à quiconque le rameau d'or. S'il croit que chacun, où qu'il soit, est habilité à penser, il ne cesse de dire que c'est à condition de le vouloir et d'y· travailler obstinéw.ent ; il ne veut pas qu'on lui facilite trop la tâche et qu'on lui laisse de la sorte prendre la fausse monnaie pour la bonne. Dans le débat scolaire entre les Anciens et les Modernes, il est tout compte fait plutôt pour les Anciens ; il tient ferme pour le grec et le latin, considère que la base inébranlable de toute culture est fournie par l'étude des langues, l'analyse réflexive et des rudiments scientifiques empruntés à la géométrie et à la mécanique classiques, parle de la leçon de choses et des méthodes empiriques avec une désinvolture qui lui valut d'être assez malmené par certains doctrinaires de l'Université nouvelle. Si son humanisme est démocratique en ses visées, il ne consent donc point aux compromis d'une vulgarisation hâtive ou simpliste. Mais sans doute faut-il à prés.ent porter la quesnon sur son vrai terrain, qui est aussi le plus vaste. Nous sommes en un moment où le clairon d'André Malraux nous convoque pour la croisade en faveur d'une culture qui déborderait largement l'école proprement dite, qui serait mondiale par sa destination comme par sa teneur, sans rompre pour autant avec les personnalités nationales qui ont le mieux fait preuve de leur vigueur féconde. Récusant tout romantisme visionnaire, Alain dirait peut-être s'il était encore là qu'une bonne partie de son œuvre témoignait par avanc½ d'un accord profond avec l'esprit de ce programme grandiose. Malraux n'a-t-il pas défini la culture comme la participation de tous l~s hon:imes à ce que les siècles e~ les civilisations ont produit de plus beau dans tous les ordres, ce qui implique qu'au niveau des chefs-d',œuvre on est comme transporté hors du temps pour avoir la révélation de l'éternel ? Ne serait-ce pas là la forme la plus pure de la statique humaine, de la permanence des vérités suprêmes, traduites dans la beauté ? Comblé de dons, laissant, outre ses livres, des centaines de poèmes inédits, des tableaux et.,un concerto de piano dont il parlait sans excessive humilité, Alain n'est jamais mieux lui-même que lorsqu'il enseigne avec autorité l'admiration des maîtres. Simone Weil subissait peut-être son influence quand elle rédigeait pour un journal d'usine un commentaire sur !'Antigone de Sophocle qu'elle destinait à tous

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