Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

L. EMERY Mais là encore commençons par comprendre. Les admirables livres où le dieu Mars est décrit, analysé en sa structure, condamné sans appel, n'exploitent pas du tout le thème facile des horreurs de la guerre, l'auteur, qui n'est pas insensible, se refusant à déclamer. En définitive, le crime suprême de la guerre tient au fait qu'elle est un gigantesque sophisme et, pour tous ceux qui l'approuvent ou s'y résignent, une oblitération radicale du jugement; même quand on obéit physiquement à sa loi, tout est donc sauvé pourvu que le jugement conserve son empire et la soumette à ses verdicts. Tout se situe au niveau des idées claires ; si Péguy déclare heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, il emploie un langage qu'Alain n'entend point, puisqu'il se propose de démythifier c~ qui appartient au monde des passions. C'est pourquoi, le pacifisme n'étant somme toute que la sagesse qui domine les passions et assure à l'homme pleine maîtrise de soi, Alain peut dédaigner les explications faciles qui veulent tout ramener à des conflits d'intérêts. Il s'en prend seulement, tâche immense d'ailleurs, à la force des préjugés collectifs dont ses contradicteurs font naturellement des croyances légitimes ou recommandables. On voit qu'il n'y a pas de limite bien nette entre son pacifisme et ce qu'il est convenu d'appeler son radicalisme, encore que ce terme, bien qu'autorisé par lui, soit fertile en équivoques. Il doit être d'abord bien entendu que les politiciens radicaux, même quand on les disait moralement représentés par lui en un Comité d'intellectuels antifascistes, ne se sont jamais beaucoup souciés d'une telle caution. Parlons plutôt d'un individualisme foncier où l'on voudrait voir non pas l'apanage de quelques aristocrates, mais la richesse commune du peuple, la dignité de tout citoyen et sa défense tranquille contre toute oppression de la pensée. Nous disons bien tranquille car, à l'exemple de Rousseau qui, posant des principes révolutionnaires, n'en a pas moins vingt fois condamné la sédition et l'émeute, Alain se rend parfaitement compte qu'il exprime avec une certaine violence une poli tique en somme modérée. De nouveau l'ordre des faits est subalterne et laisse s'épanouir au-dessus de lui ce qui touche à l'essentiel, à la vie de l'esprit ; il est primordial que chacun, en toute circonstance, puisse juger de la chose publique. Ainsi naît l'opinion vraie ou du moins légitime, ainsi la tyrannie est dénoncée, donc limitée, qu'elle veuille tout étouffer ou bien qu'elle s'exerce à la petite semaine par jes mille moyens d'oppression dont disposent ]es Importants, les maîtres de la mécanique. On BibliotecaGino Bianco 113 dira peut-être que ce ne sont pas là des pensées abyssales, mais les amis d'Alain rétorqueront que la vanité théoricienne consiste à bâtir sur le papier de grands systèmes illusoires, la vraie pensée politique ayant mieux à faire d'analyser inlassablement détails et contingences, d'assumer aussi son rôle critique et satirique contre tout ce qui pèse indûment sur l'homme. Il faut convenir, au reste, que celle d'Alain porte l'empreinte d'un optimisme démocratique qui a été depuis mis à rude épreuve ; elle date d'un temps où la République n'avait pas encore complètement perdu la beauté qu'elle avait eue sous l'Empire, elle est armée d'une volonté qui ne va pas sans une nuance de naïveté parfois touchante. A Iain sait fort bien que si la cité rousseauiste venait à naître, il serait aussitôt frappé d'ostracisme pour refus d'accepter la religion civile, que la doctrine du lavage de cerveau imposé aux réfractaires est exposée avec précision dans Les Lois de Platon, mais il laisse entendre avec une pointe d'humour qu'il préfère ne pas relire ces passages épineux d'auteurs très admirés. Il ne peut éviter d'ailleurs la tenaille des contradictions entre la liberté personnelle et la nécessité sociale. Le plus vaste, le plus riche peutêtre de tous ses livres, Les Idées et les Ages, doit beaucoup à Comte ; ce n'est pas qu'il incline le moins du monde à laisser gouverner un corps sacerdotal, lui qui n'a montré que trop d'indulgence primaire pour l'anticléricalisme de Combes, mais c'est seulement que ses descriptions les plus profondes du corps social rejoignent souvent celles du fondateur de la religion positive. Nous montrerons plus loin la vraie dimension de ce radicalisme libéral, point du tout jacobin, bien plutôt proudhonien si l'on veut, qui à première vue risque parfois de paraître un peu simple, mais il convient encore de noter qu'il tint constamment Alain en garde contre toutes les prétentions dogmatisantes du socialisme. Le contraire seul pourrait surprendre, compte tenu de sa position très générale en faveur de la statique, donc de la conviction que les révolutions sont des drames passionnels qui ne changent que des apparences. Le marxisme est une philosophie de l'histoire, catastrophique ou providentialiste, et c'est assez pour qu'Alain reste fort sceptique à son sujet. Il voit très bien que c'est une doctrine d'intellectuels, de stratèges et d'ingénieurs sociaux, et l'on imagine qu'il se serait délecté s'il avait pu lire le livre récent où Bertram Wolfe ramène la genèse des idées de Marx et d'Engels à un relativisme humain, trop humain. Les nouveaux docteurs

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