Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

P. BARTON Les avantages matériels et les honneurs réservés aux élites intellectuelles dans un système totalitaire n'ont pas d'équivalent dans une société démocratique. Aussi bien, les intellectuels s'imprègnent-ils peu à peu d'une espèce de « conscience de classe » à maints égards aristocratique, laquelle les amène à méconnaître la réalité sociale, ainsi que les problèmes, les soucis, la mentalité du citoyen ordinaire. Bien entendu, de tels privilèges ne vont pas sans réciprocité : le travail intellectuel devient partie intégrante de la propagande. D'aucuns ne trouvent pas le prix trop élevé, soit qu'ils appartiennent à cette catégorie de pseudo-intellectuels qui seraient voués à l'obscurité s'ils n'avaient l'occasion de manifester un zèle à toute épreuve, soit qu'en parfaits cyniques ils apprécient la vie qui leur est faite, ou encore qu'ils se soient auparavant distingués par leur fanatisme dans des organisations du Parti, surtout celles de la jeunesse et des étudiants. D'autres, au contraire, trouvent que leurs privilèges coûtent bien cher, mais, pour la plupart, ne peuvent y renoncer. En définitive, ceux qui refusent de prostituer leur talent sont peu nombreux. C'est qu'ils n'ont pas à perdre que des privilèges : le pouvoir s'appliquera à leur rendre la vie dure et nombre d'entre eux finiront en prison. Si bien qu'à de rares exceptions près ils ne se trouvent pas moins isolés du gros de la société par la persécution que les intellectuels de service par la faveur. Ceux-là mêmes qui ne se mettent au pas qu'avec dégoût compensent leur propre humiliation par un franc mépris pour les hommes de l'appareil, en général parfaitement incultes, qui leur assignent les tâches et jugent de la qualité de l'exécution. Le mépris tient alors lieu de dignité. C'est cette attitude proprement pathologique qui interdit aux intellectuels de jouer le rôle qu'on leur attribue trop communément. Elle ne les empêche pourtant pas d'attaquer l'appareil et ses pratiques néfastes lorsque celui-ci se trouve ébranlé par d'autres forces sociales. Tout en ressemblant profondément aux intellectuels polonais et hongrois de 19 5 5-19 5 6, en Tchécoslovaquie ceux de 1967-1968 s'en distinguent par le manque d'illusions sur la portée politique de leur action. C'est qu'au moment de l'épreuve de force, ils sont déjà riches d'une expérience qui est le résultat de plus de dix années de résistance. En effet, la révolte des intellectuels, des écrivains en particulier, commença dans les trois pays à peu près simultanément : critique généralisée du régime politique, lutte contre la camisole de force particulière imposée aux artistes par le « réalisme BibliotecaGino Bianco 107 socialiste », tout cela assez confus d'ailleurs. A la différence de ce qui se passait en Pologne et en Hongrie, la révolte des intellectuels tchécoslovaques fut promptement écrasée pour ce qui est des aspirations politiques. Il en alla autrement de la lutte pour la liberté d'expression artistique. Afin de mieux juguler toute velléité de libéralisation, celle-ci leur fut plus ou moins concédée. Le stratagème était hier encore . en vigueur. Il est vrai que les écrivains ne renoncèrent jamais à la détermination, proclamée à leur congrès de 1956, d'être « la conscience de la nation ». Mais, sous l'effet conjugué de la suppression de toute activité politique autonome et de l'octroi de la liberté de création artistique, ils finirent par croire qu'ils pourraient substituer la culture à la politique. On assista alors à une véritable renaissance de la culture tchécoslovaque, dont certaines manifestations - œuvres littéraires, mises en scène dramatiques, films - firent impression jusqu'en Occident. Finalement, les intellectuels durent se rendre à l'évidence : rien ne serait résolu de cette manière. « La toute-puissance de la culture est une illusion. Jamais celle-ci n'a réussi à humaniser le pouvoir ou à éclairer les dirigeants », lisait-on en juin 1967 dans le journal de l'Union des écrivains. C'est alors seulement que les intellectuels, avec courage, se lancèrent à nouveau dans la bataille politique. Il n'en reste pas moins que, durant l'été de 1967, le congrès des écrivains aurait été bien en peine de déclencher son offensive contre la camarilla au pouvoir si l'autorité de celle-ci n'avait été sapée par le marasme économique et si elle n'eût renoncé à tout recours à la terreur devant l'effervescence des milieux ouvriers. Le mérite des écrivains et autres intellectuels est d'avoir su exploiter à fond la situation et d'avoir provoqué l'incertitude, voire la panique, parmi les plus hauts placés des gens de l'appareil, lesquels ne risquaient guère d'être atteints directement par la vague de fond venant des usines. C'est ainsi que les intellectuels en finirent avec le mythe de l'unité de la direction soigneusement entretenu depuis le soulèvement hongrois. Lorsque, à l'automne de 1967, les dirigeants en arrivèrent à la conclusion qu'il était temps de sévir contre les intellectuels, ils s'aperçurent soudain que le désaccord régnait entre eux. Des hommes comme Alexandre Dubcek, qui devait bientôt remplacer Novotny en qualité de chef du Parti ; Joseph Smrkovsky, un ancien prisonnier politique qui allait se hisser à la présidence de l'Assemblée nationale ;

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