Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

100 La description de ces méfaits et forfaits provoque la nausée, outre l'indignation envers les autorités assez nulles, assez irresponsables pour laisser faire, laisser passer de telles ignominies. La Sorbonne et l'Odéon, quoique à un degré moindre, n'ont pas offert un tableau particulièrement réconfortant aux hommes chargés très tard du double nettoyage : la place manque ici pour noter les détails écœurants qu'en ont rapportés les témoins. Ce sont les contribuables qui vont payer la casse, comme ils couvriront les pertes immenses causées par les grèves à l'économie française. Les parvenus du stalinisme ont beau jeu à s'en disculper et à poser au parti « de l'ordre et de la sagesse» sous les plis du drapeau tricolore. Leur imposture ne saurait tromper que des dupes bénévoles ou prédestinées, car s'il est vrai que la situation en ce printemps de 1968 ne leur a pas parue révolutionnaire, s'ils n'ont espéré que parvenir au pouvoir en partage par des voies presque légales, leur responsabilité initiale et consécutive dans l'immoralité et l'instabilité politiques où se débat la France n'en reste pas moins criante, comme ressort à l'évidence leur responsabilité directe par compétition dans l'épisode de guerre civile qui a secoué le régime sur ses bases. Tandis que les étudiants de Paris, puis de province, imitaient en lesdépassant ceux d'Amérique, ceux de Berkeley et de Columbia, imitaient ceux de Berlin et d'ailleurs, les ouvriers de plusieurs entreprises qui n'avaient pas perdu le souvenir des occupations d'usines en 1936, elles-mêmes imitées d'improvisations qui eurent lieu en Italie après la première guerre mondiale, ont imité l'occupation de la Sorbonne et de l'Odéon en occupant à leur tour leurs lieux de travail. Nouveau chapitre aux Lois de l'imitation de Tarde. Le parti communiste, maître de la plus forte organisation syndicale, ne pouvait plus ne pas entrer en scène, tant pour ne pas se tenir à l'écart de l'agitation révolutionnaire que pour s'assurer la direction d'un mouvement qui gagnait spontanément et s'enflait de proche en proche. L'occasion était inespérée pour les travailleurs de faire aboutir leurs revendications de toutes sortes longtemps refoulées par le pouvoir gouvernemental, et alors que ce pouvoir révélait au Quartier Latin son impuissance. La rage du parti des fusilleurs contre les « groupuscules» ultra-gauchistes qu'il n'a pas encore licence de fusiller devait se traduire en surenchère d'action plus ample et imposante, mieux ordonnée aussi, manifestant une volonté de ne pas se laisser supplanter par une concurrence imprévue dans la crise qui ouvrait de si vastes perspectives. D'où la transformation de la subversion universitaire en une subversion sociale bientôt « politisée». Déjà les étudiants, à l'imitation du slogan américain « pouvoir noir», avançaient celui de « pouvoir étudiant», imité à son tour en « pouvoir syndical» par des syndiqués en rupture de discipline. Toujours les lois de l'imitation. Il . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fallait réaffirmer la précellence du pouvoir communiste sous le masque de« la gauche au pouvoir» en attendant de jeter ce masque, de même que les bolchéviks en 1917 avaient prôné« tout le pouvoir aux soviets» pour en venir à accaparer en exclusivité tout le pouvoir. Afin de ne pas se laisser dépasser, puis déborder, et alors que leurs syndicats avaient obtenu gain de cause, les communistes durent selon la logique interne de leur « appareil» de guerre civile, patiemment construit depuis plus d'un quart de siècle, donner le maximum d'envergure à un mouvement plus ou moins spontané à l'origine, en tout cas ayant démarré sans eux, et lui imprimer ensuite une allure politique : la marche au pouvoir. Ils espéraient aboutir sans coup férir, ils ont dû battre en retraite quand de Gaulle leur a signifié qu'il faudrait en découdre. Ici s'est révélée une fois de plus l'ironie de l'histoire. Les communistes qui pratiquaient depuis quelques années la maxime de Millerand, « ayons peur de faire peur», ont néanmoins fait peur malgré eux à une large fraction de leurs électeurs, peut-être surtout de leurs électrices. Le parti de l'ordre qui les tenait pour « des Français comme les autres» a brusquement changé ~'avis et, au moins pour la durée d'une campagne électorale, leur a prêté des desseins illégaux et «totalitaires». Mais la manœuvre ayant réussi, aucun problème réel n'est résolu, les maux profonds dont souffre la France subsistent, et les maîtres de l'heure ne pensent nullement à la cure de vérité et de civisme qui s'impose. Barrès avait dit après la victoire de 1918 : « Tous les mérites dateront de la guerre.» Pour de Gaulle, tous les mérites devaient dater de la « résistance». Or le miracle de la multiplication des résistants, en d'autres termes le mensonge du résistantialisme*, est à l'origine de la quatrième comme de la cinquième République, et l'on en a vu, l'on n'a pas fini d'en voir les conséquences. Il a été permis aux tenants du pacte de Staline avec Hitler de se déguiser en patriotes; leur volteface éhontée dès la guerre germano-soviétique, contrastant avec leur attitude complice du nazisme quand la France fut envahie et piétinée par l'ennemi, a été sottement interprétée comme une conversion aux principes démocratiques. Du mensonge initial ont découlé d'autres mensonges en série qui infectent la vie française jusqu'à donner droit de cité à l'abjection maolinesque. Les communistes, leurs satellites, leurs alliés, leurs courtisans, leurs mercenaires, leurs domestiques sont embusqués partout dans l'administration, les services publics, le corps enseignanl, la presse, l'édition, la radio, la * L'auteur de l'article se sent qualifié pour employer à bon escient ce néologisme qu'il a forgé en 1945, et qui fut mal accueilli par les profiteurs visés, les parvenus de la politique et de la presse qui tiennent le haut du pavé en France,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==