revue historique et critÎIJ.UeJes faits et Jes iJées - trimestrielle - AVRIL-SEPT1. 968 B. SOUVARINE .......... . PAUL BARTON ........... . LÉON EMERY ............ . LEONARD SCHAPIRO .... . L GETZLER .............. . 'YV'ES LÉVY .............. . Vol. XII, N• 2-3 La guerre civile en France Le viol de la Tchécoslovaquie Alain : sa position sociale Au « rebut de l'histoire » Les menchéviks Le chemin de la monarchie DÉBATS ET RECHERCHES JOSEPH FRANK .......... . K. PAPAIOANNOU ....... . Le monde de Raskolnikov La Russie et l'Occident (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE EVELYN ANDERSON ..... . La ~ révolution culturelle » à Changhai QUELQUES LIVRES Comptes rendus par MICHEL COLLINET, CLAUDE HARMEL et YVES LÉVY CHRONIQUE Vietnam : le « dégagement américain » - Crime arabe en Amérique 13DITIONS D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS iblioteca Gino Bianco
Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUILLET-AOUT 1967 B. Souvarine Défaite soviéto-arabe Léon Emery Le socialisme de Charles Péguy Michel Collinet Une doctrine centenalrtJ Yves Lévy Totalitarisme et religion De la bibliographie K. Papaioannou Marx st la politique internationale (Il) Pierre Pascal Œuvres diverses de Léon Chestov Documents Sous la terreur communiste La « justice » en Tchécoslovaquie NOV.-DÉC. 1967 B. Souvarine Après Je jubilé Staline et les siens Léon Emery L'Europe et le communisme Norbert Laser Bilan de J'austro-marxisme Maxime Kovalevskl Souvenirs sur Karl Marx A. G. Horon Après juin Lucien Laurat Mort d'un Empire Michel Bernstein Traduttore, traditore SEPT.-OCT. 1967 B. Souvarine Le coup d'Octobre Thomas Molnar Réalités américaines Wladimir Weidlé L'art sous le régime soviétique Pierre Bonuzzi Aux origines du P. C. Italien K. Papaioannou .., Marx et la politique internationale (Ill) Basile Kerblay Du moujik au kolkhozien, 1917-1967 A. Lounatcharski Charles Baudelaire Quelques livres JANV.-MARS 1968 Jacques de Kadt Le Vietnam et la politique mondiale Pierre Pascal Le socialisme de Lénine Sidney Hook Le bilan humain E. Delimars Le faux « complot des ambassadeurs » · Keith Bush la réforme économique en U.R.S.S. K. Papaioannou La Russie et /'Occident(/) Michel Collinet Communautés agraires et agrlcuhure de groupe Marcel Body « Etatismeet Anarchie », de Bakounine Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F ·siblioteca Gino Bianco
Fondazione Alfred Lë\\•in Biblioteca Gino Bianco kCOMJYli rnur l,istorÎIJur ri critÎflle Jrs /11its d Jrs ùlü, AVRIL-SEPT. 1968 - VOL. XII, N° 2-3 SOMMAIRE Page B. Souvarine ....... . Paul Barton ......... . Léon Emery......... . Leonard Schapiro .... . 1. Getzler .......... . Yves Lévy ......... . Débats et recherches LA GUERRE CIVILE EN FRANCE ......... . LE VIOL DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE .... . ALAIN : SA POSITION SOCIALE ........ . AU « REBUT DE L'HISTOIRE» .......... . LES MENCHÉVIKS ..................... . LE CHEMIN DE LA MONARCHIE ........ . 95 102 111 116 123 137 Joseph Frank........ LE MONDE DE RASKOLNIKOV . . . . . . . . . . 144 K. Papaioannou.. . . . . . LA RUSSIE ET L'OCCIDENT (Il). . . . . . . . . . 151 L'Expérience communiste Evelyn Anderson . . . . . LA « RÉVOLUTION CULTURELLE» Quelques livres Michel Collinet A CHANGHAI 161 LA FIN DES PAYSANS, d'HENRI MENDRAS ..... . 171 Claude Harmel . . . . . . . VISION ET PENStE CHEZ VICTOR HUGO, de LÉON EMERY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Yves Lévy . . . . . . . . . . JAURtS ET SES DtTRACTEURS, d'ALEXANDRE CROIX; JAURtS ET SON ASSASSIN, de JEAN RABAUT .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178 Chronique VIETNAM : LE « DÉGAGEMENT AMÉRICAIN» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 CRIME ARABE EN AMÉRIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco
E DHIS Editions d'Histoire Sociale Réimpressions de textes rares 10, rue Vivienne, Paris 2e BABEUF. Journal de la Confédération. 1790. 3 n°s. BABEUF. Le Scrutateur des Décrets. 1791. BABEUF. Journal de la Liberté de la Presse - Le Tribun do Peuple. 43 n°s et prospectus, en 2 volumes in-8°. LALANDE & BABEUF. L'Eclaireur du Peuple. 1794. 7 nos in-8° Journal de la Haute-Cour de justice, ou l'Echo des hommes libres, vrais et sensibles, par Pierre-Nicolas RESINE. Vendôme, 1796-1797. 73 n°s in-4° et 8 suppléments. BRISSOT, J.-P. Recherches philosophiques sur le droit de propriété considéré dans la Nature, pour servir de premier chapitre à la Théorie des loix de M. Linguet. S. 1., 1780. In-8° . COLLIGNON, C.-B. L'Avant-Coureur du changement du monde entier. Londres, 1786. In-8°. GOSSELIN, C.-R. Réflexions d'un citoyen adressées aux notables. S. 1., 1787. In-8° . MARTIN DE SALINS, C.-C. Nécessité et moyens d'établir une loi agraire, d'assurerla subsistance des pauvres. S. l., 1789. - RENDU, A. Essai d'une loi populaire agraire. (Paris), s. d. Les deux ouvrages en un volume in-8°. FLORA TRISTAN. Union ouvrière. 3e éd., contenant un chant : La Marseillaise de l' Atelier. Paris et Lyon, 1844 DEZAMY, Théodore. Code de la Communauté. Paris, 30 F 50 F 200 F 40 F 250 F 45 F 60 F 45 F 45 F 55 F 1842 . 85 F PECQUEUR, Constantin. Le Salut du Peuple. Paris, 1849-1850. 90 F La Révolution française et l'émancipation des Juifs. 17881795. Ecrits divers, opinions, motions, projets, pétitions en faveur des Juifs, par Grégoire, Mirabeau~ Godard, etc.; 8 volumes in-8°. Catalogue sur demande Biblioteca Gino Bianco 540 F
revNe l,istorÙJUt et critique Jes faits et Jes iJées Avril-Sept. 1968 Vol. XII, N° 2-3 LA GUERRE CIVILE EN FRANCE par B. Souvarine PEUT-ON PARLER de guerre civile en France à propos des troubles universitaires sans précédent qui ont dégénéré en violences inouïes d'étudiants contre la police, et vice versa, au cours des mois de mai et juin derniers? Les barricades et les batailles de rue, d'abord limitées au Quartier Latin, ne se sont étendues qu'en direction de la Bastille et de l'Hôtel de Ville, très brièvement, mais l'exemple a été suivi dans plusieurs grandes villes de province : les « forces de l'ordre», il est vrai, n'ont pas fait usage de leurs armes meurtrières. L'occupation de la Sorbonne et de l'Odéon, puis de nombreuses Facultés et autres établissements publics par des jeunes gens ivres de leur indiscipline, ont causé d'énormes dégâts matériels, mais sans laisser de victimes. Les grèves ouvrières et manifestations sur la voie publique encadrées par les syndicats asservis au parti communiste ou, dans une moindre mesure, par des syndicats ci-devant chrétiens devenus émules des précédents, se sont tenues dans des limites légales, sauf les cas d'occupation des lieux de travail et de séquestration scandaleuse des dirigeants d'entreprise, mais avec la tolérance du pouvoir gouvernemental. Pourtant l'ampleur soudaine du soulèvement, ses répercussions désastreuses sur l'économie française, les séquelles d'insatisfaction et d'amertume qui subsistent, la revanche électorale des principaux responsables du désordre, le sentiment général d'une opposition politique irréductible entre deux France, tout cela se résume en une impression de guerre civile encore latente, vouée à éclater de nouveau à moins de profondes réformes préventives. Dans l'attente de lendemains lourds de menaces, personne ne se hasarderait à prédire un retour à la paix sociale. Quand Marx el Engels se référaient jadis à l' « ironie de l'histoire», expression très galvaudée de nos jours, ils avaient recours à une échappatoire pour n'avoir pas à expliquer quelque Biblioteca Gino Bianco chose d'inexplicable par leur théorie déterministe, de contraire même à ce marxisme passepartout qu'ils ont répudié d'avance. Cette fois, l'ironie de l'histoire s'est exercée de bout en bout au grand dam de tous les doctrinaires et pronostiqueurs, au mépris des leaders et des pontifes pris de court par la succession d'événements aussi énigmatiques dans leur nature que surprenants par leur étendue et leur durée. On ne peut que constater, en outre, la faillite dérisoire et complète des prétendus « sondages» d'opinion par de soi-disant Instituts qui sont, de pair avec la presse et la publicité, une des plaies de l' époque. Les docteurs en « prospective» ne sortent pas grandis de l'épreuve, et l'on ne sache pas qu'aucun« futurible» ait aidé à envisager l'avenir que dessinent les projet,s réformateurs de fond en comble promis par l'Elysée revenu de sa surprise (et surpris d'en être revenu, après quelques heures de carence). En effet il ne s'agit de rien de moins, en perspective, que d'une transformation radicale de l'Université parallèlement à une refonte du système économique et social ainsi que d'un remaniement décentralisateur de la carte administrative et institutionnelle de la France. Qu1une poignée de«meneurs » anarchistes, de staliniens enchinoisés et de guérilleros bien parisiens soient rendus couramment responsables de cette nouvelle révolution française en devenir, il faut avouer que ce serait à n'y rien comprendre, n'élait la providentielle ironie de l'histoire qui dispense d'approfondir. La soudaineté imprévisible de la révolte étudiante gagnant de proche en proche la plupart des Universités, puis quantiLé d'usines et d'entreprises, ainsi que les aspects idéologiques fumeux et tumultueux de ses manifestations, ont aussitôt fait penser à la révolution de 1848. Alors c01nme hier, personne ne s'attendait à cette éruption qui s'étendit à plusieurs pays d'Europe comme le feu à une traînée d poudre. Guizot un 1nois avant Février, avant la fuite de Louis-
96 Philippe, tenait les propos les plus rassurants sur la stabilisation politique et sociale sous la monarchie de Juillet. (Seuls Marx et Engels, dont les bien-pensants n'omettent de signaler aucune erreur, devancèrent de peu l'événement par leur Manifeste écrit à la veille de la révolution, et que personne n'avait lu en France). Au sujet de la Commune de 1871, Benoît Malon a remarqué : « Jamais révolution n'avait plus surpris les révolutionnaires.» De fait, Bakounine quittant la France vers la fin d'octobre 1870 écrivait à un ami : « Je n'ai plus aucune foi dans la révolution en France. Ce pays n'est plus révolutionnaire du tout. Le peuple lui-même y est devenu doctrinaire, raisonneur et bourgeois (...). Je quitte ce pays avec un profond désespoir dans le cœur »; la Commune de Paris fut proclamée quatre mois et quelque plus tard. Quant à Lénine, grand maître de l'ordre des révolutionnaires professionnels, il conclut un discours à Zurich en 1917, un mois avant la révolution de février-mars à Pétrograd : « Nous, les vieux, ne vivrons peut-être pas jusqu'aux batailles décisives de la révolution à venir ... » Lui aussi a dû, in petto, tout en se félicitant de son erreur, se tirer d'embarras intellectuel en pensant à l'ironie de l'histoire. Il ne sera pas question ici de tenter l'analyse des phénomènes qui viennent d'illustrer inopinément les annales de la societé contemporaine, non seulement en France, mais dans nombre de pays pour ce qui a trait aux étudiants en révolte, aux crises universitaires - la simultanéité d'une grève quasi générale des travailleurs ayant été spéciale à la France. Déjà pullulent les ouvrages traitant du mal de la jeunesse depuis la guerre pourrie par Hitler et pendant la paix pourrie par Staline. Sur les émeutes du Quartier Latin, les barricades et les incendies à Paris et en province, la documentation et les commentaires s'accumulent en masse qu'il est impossible de parcourir au fur et à mesure, encore moins d'assimiler pour une étude critique sérieuse. Il faudra du temps et du recul, ne serait-ce que pour laisser les matériaux se décanter et pour en dégager des traits durables. Les comparaisons avec ce qui s'est passé dans d'autres pays s'imposent si l'on entend discerner ce qui fut original ici, et imitation là, ce qui restera épisodique ou superficiel, ce qui marquera soit une étape, soit un tournant, peut-être une mutation historiques. Beau sujet de thèse future pour un candidat sérieux au doctorat (il y en a, il y en aura encore). Dans l'actualité immédiate on se bornera à de brefs -aperçus qui ne feront pas double emploi avec ce que le public tient de sa presse habituelle et de ses mentors politiques, lesquels ont eu toute licence de s' exprimer à la faveur d'une campagne électorale aussi verbeuse que décevante et qui, par définition, ne permettait pas d'aller au fond des choses puisqu'il s'agit en pareil cas de rechercher non la vérité, mais des suffrages. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL MONTESQUIEU, sociologue avant la lettre, a judicieusement formulé l'exigence intellectuelle de renouveler les notions admises, de les remettre en cause de vingt ans en vingt ans, dans des conditions changeantes, et peut-être fut-il en cela... le père du révisionnisme. Les dissertations historiques font état grosso modo de trois générations par siècle. La génération née de la guerre de 1940 est entrée en scène, un peu partout, d'abord sous forme d'excentricités vestimentaires et d'extravagances pseudo-artistiques, ensuite par des revendications tapageuses et confuses sur le plan scolaire et social où parfois le meilleur se mélange au pire. La jeunesse française n'a pas été à l'avantgarde de l'innovation protéiforme surgie de toutes parts, ses initiatives se limitant à un ordre inférieur qui ne. mérite pas pour l'instant qu'on s'y arrête; elle a surtout suivi et copié des modes venues d'Angleterre, de Suède, de ~ Hollande et finalement d'Amérique. Cependant les émeutes, les barricades et les incendies de mai 1968 ont revêtu un caractère spécifique local qui le distingue des troubles constatés ailleurs. Des « groupuscules», comme disent les politiciens dépités d'avoir été débordés par les débordements d'extrémistes à prétentions doctrinaires, ont joué un rôle apparemment hors de proportion .avec leur importance réelle. Des idées ont été mises en avant, mais lesquelles, et qu'en vaut l'aune? Il convient avant tout de reconnaître ce qu'il y a de positif dans la remise en question des traditions et routines universitaires. Quelqu'un a eu la bonne idée de publier dans le Monde du 7 juin un passage de la Réforme intellectuelleet morale où Renan, après le désastre de 1870, recommandait de réformer d'urgence l'enseignement supérieur, de revenir à l'ancienne autonomie des Universités, d'en finir avec la centralisation étouffante imposée par la Révolution et l'Empire. Près d'un siècle s'est donc écoulé avant que les « princes qui nous gouvernent» daignent reconnaître le bien-fondé de l'argumentation, la nécessité de franchises universitaires, outre le besoin de moderniser les méthodes pédagogiques, les critères de la sélection, la procédure des examens, la gestion des établissements d'études supérieures. l\,fais il a fallu pour cela que des jeunes gens déchaînés (par des mobiles très disparates) occupent la Sorbonne et les Facultés, dépavent des rues pour dresser des barricades et se procurer des projectiles contre la police, arrachent des arbres et des palissades, renversent ou incendient des voitures, saccagent des locaux respectables et brisent un précieux matériel scientifique. Car à côté de •mécontentements et de réclamations légitimes, il y eut l'inévitable surenchère des « exagérés» qui se complique du dévergondage des polissons et des velléités érostratiques d'apprentis nihilistes. Il est certain qu'un grand nombre d'étudiants sans tendance politique ont participé à l'action
B. SOUVARINE subversive par entraînement juvénile, par solidarité, par sport, et qu'un petit nombre d'étudiants studieux ont participé consciencieusement au travail de co1nmissions préoccupées de remédier aux tares d'institutions vétustes. Ces derniers ne se piquent pas d'instaurer la nomination des maitres par les écoliers ou, suivant l'expression d'Auguste Comte, des supérieurs par les inférieurs. Mais leur discrétion a passé inaperçue tandis que le chahut du plus grand nombre, l'action des petites sectes communistes rivales d'extrême gauche, les élucubrations anarchistes, etc., ont suscité l'émulation du parti communiste officiel et des syndicats que ce parti 1nanipule. Il en résulta les journées de Mai où, dans un pays paralysé par la grève quasi générale, il apparut que le gouvernement n'avait plus d'existence effective, que la crise du régime était ouverte, que la vacance du pouvoir autorisait l'opposition socialo-communiste à en briguer la succession légale sous la pression de la rue. Il a pourtant suffi d'une brève déclaration comminatoire du GénéralPrésident à la radio pour raffermir la cinquième République chancelante. A vrai dire, l'efficacité de cette déclaration tenait au sous-entendu d'une intervention éventuelle de l'armée contre les trublions qui entraînent et encadrent des foules. Et en reprenant à son compte et à sa façon les premiers mots du Manifeste de Marx annonciateur de la tempête de 1848 : « Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme», en les appliquant à la France et en y ajoutant le qualificatif « totalitaire» emprunté au fascisme, de Gaulle proclamait la patrie en danger, alertait d'un coup de clairon toutes les forces de conservation sociale désemparées pendant quelques jours. En un instant, « l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme». Ici intervient encore l'ironie de l'histoire. Qui pouvait s'attendre au revirement spectaculaire du Général-Président qui avait plus que personne conféré la respectabilité politique au parti des fusilleurs, lequel trahissait la France et faisait cause commune avec Hitler tant que celui-ci n'attaqua pas en félon Staline, son complice? Qui donc a fait croire que les communistes staliniens sont « des Français comme les autres», à telle enseigne que la Radiotélévision française, monopole d'État, fut pratiquement confiée aux communistes de la pire espèce stalino-pogromiste et à leurs compères, ful mise au service de la propagande ennemie, ouverte ou hypocrite, comme chacun a pu s'en convaincre encore tout récemment lors du cinquantenaire de la révolu lion d'Oclobre? Depuis quelque dix ans, la presse des gens au pouvoir publie des articles qui pourraient paraître dans les journaux communistes, el vice versa. En politique extérieure, de Gaulle est allé aussi loin que possible, eu égard aux circonstances, dans le rapprochement avec les pays soumis au « communisrne lolalilairc » el dans l'hoslililé syslérnaliquc envers les pays qui ont sauvé deux BibliotecaGino Bianco 97 fois la France en un quart de siècle, qui ont soustrait l'Europe à l'hégémonie allemande. Le parti communiste pseudo-français en a tiré un bénéfice immense sous tous les rapports. Certes de Gaulle peut, au nom de la Realpolitik, arguer d'une distinction opportune entre la politique étrangère et la politique intérieure. Il n'ignore pas que Lénine s'entendit avec Mustapha Kemal qui pendait ses communistes ou les noyait dans le Bosphore; que le gouvernement soviétique courtisa Mussolini qui administrait de l'huile de ricin aux communistes et les déportait dans des îles; que Staline pactisa cyniquement avec Hitler qui matraquait les communistes et les envoyait à l'échafaud pour les faire décapiter à la hache. Mais précisément, dans aucune de ces circonstances il ne fut question de ménager, encore moins de favoriser les communistes du pays qui s'accordait avec Moscou à des fins de Realpolilik. En France le parti des fusilleurs a été le principal profiteur de ladite politique, et il l'est encore. De quelque maîtrise politico-stratégique dont de Gaulle ait fait preuve en renversant le courant in extremis à son avantage par son laïus à la radio le 30 mai, il n'a guère changé le rapport des forces politiques dans le pays, sauf au Parlement où sa majorité n'est absolue qu'en vertu du mécanisme électoral. Les communistes et leurs alliés n'ont guère perdu, peut-être temporairement, qu'un million et demi de voix malgré les excès du grabuge que leurs concurrents leur imputent, bien qu'ils n'en fussent pas coupables et nonobstant leur réprobation des « groupuscules» remuants dénoncés par eux comme ultragauchistes. Le gouvernement qui avait cédé aux exigences ouvrières par l'accord dit « de Grenelle» a cédé ensuite, pour l'essentiel, aux exigences de la révolte étudiante - main de velours dans un gant de fer. De Gaulle, en reculant de la sorte par l'intermédiaire de ses ministres, a consenti ce qui s'appelle, depuis Quintilien, faire de nécessité vertu. Mais la situation générale n'en demeure pas moins grosse d'incertitudes et de périls, donc d'une nouvelle phase de guerre civile si les pouvoirs publics ne prennent pas enfin conscience des réalités ni ne s'avisent de parer intelligemment aux dangers éventuels. Ainsi restent posés le problème des « groupuscules» communistes qui animent et entraînent au combat une masse indécise, et le cas du parti communiste officiel flanqué de ses syndicats et de multiples organisations auxiliaires, véritable État dans l'État dont il s'agit de régler le compte, œuvre de longue haleine après vingt ans de mensonge sans contrepartie. * * * LES « GROUPUSCULES )) contrastent a\'eC les sociétés secrètes qui avaien l inspiré les révolutionnaires de 1848 d'abord rn cr sens qu'ils se 1nonlrenl incapables de cogiter une pensé<.' qui leur soil propre. A part un
98 quarteron d'anarchistes anachroniques, ils se réclament qui de Mao, donc de Staline, qui de Trotski, qui de Castro, qui d'Ho Chi Minh, et sont fort étonnés quand des plumitifs courtisans comme ceux du Monde les rattachent à un professeur américain nommé Marcuse, hier obscur, promu vedette, dont ils n'avaient pas lu une ligne. Leur originalité consiste donc à n'avoir rien d'original, à plagier des modèles <l'outre-mer et <l'outre-monts, mais dans des conditions n'ayant rien de commun avec celles d'où sont sortis leurs fétiches. ~es jeunes enchinoisés sont ignares et bêtes au point de prendre Mao pour un penseur; ils récitent comme des perroquets les lieux communs ~lagiats, truismes et platitudes de Mao qu'il~ tiennent pour des« pensées», ils croient imiter la pseudo-révolution « culturelle» des pseudogardes rouges incultes, si semblables à la jeunesse hitlérienne. Les trotskistes sont en réalité des staliniens qui s'ignorent, qui ne reprochent guère à Staline que d'avoir assassiné leur héros et qui ne savent même pas que Trotski a expressément désavoué toute espèce de trotskisme; ils ont peut-être appris par cœur un leitmotiv de Lénine qui, répétant fréquemment un mot d'Engels attribué à Marx par erreur, avait en 1917 seriné à ses lieutenants que « l'insurrection est un art», car leur participation active aux ~meutes _semble déceler une certaine technique insurrectionnelle. Les néo-cubistes adorateurs de Castro confondent la Montagne Sainte-Geneviève avec la Cordillère des Andes et veulent se comporter en guérilleros là où leur parodie ne s'étale momentanément qu'à la faveur d'une tolérance relative du préfet de Police et du ministre de l'Intérieur; ils n'ont même rien compri~ à la fin pitoyable de leur parangon de la guénlla, cet Ernesto Guevara qui, théoricien convaincu de la jacquerie latino-américaine n'a . ' pu convaincre aucun paysan et, trahi par ses « frèr~s » en communisme, n'a su que prendre le maquis avec une poignée de révolutionnaires professionnels pour périr avec eux dans la forêt bolivienne. Quant aux quelques anarchistes qui ont hissé le drapeau noir sur la Sorbonne et l'Odéon, leurs idées sommaires sont de bien vieilles connaissances; ayant renoncé à la« propagande par le fait», c'est-à-dire à la bombe et au revolver, ils ne sauraient effrayer qu'une bourgeoisie pusillanime; leur présence à Nanterre et au Quartier Latin a dû contribuer pour beaucoup à la victoire électorale du« parti de l'ordre». A peine esquissé à grands traits, ce tableau illustre à l'évidence les Lois de l'imitation de Gabriel de Tarde exposées dans un livre de ce titre vers la fin du x1xe siècle. Parmi les écervelés du tumulte universitaire, à ne pas confondre avec les étudiants qui étudient, figurent quantité de prétendus « sociologues» de café dont le savoir primaire insulte à la mémoire d'Auguste Comte, fondateur en titre de la science inexacte qu'il a dénommée sociologie, continuateur de la BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL « physique sociale» de Saint-Simon et disciple de Condorcet pour la philosophie de l'histoire. La plupart de ces jouvenceaux hirsutes et débraillés, nourris de brochures communistes mal digérées, ignorent les rudiments de la sociologie authentique et à fortiori la contribution éminente de Tarde, tant sur la propagation des idées neuves que sur les effets de la mode allant contre la coutume. Un demi-siècle avant les enquêtes analytiques dans l'opinion publique, Tarde a anticipé sur l'impact social des inventions et des innovations, le progrès rapide des communications et de la presse à grand tirage, la production de livres en masse, etc. Avec des variantes et des correctifs, il aurait trouvé ample matière à enrichir et développer ses vues sur l'« opposition universelle», sur l'influence des loisirs et les perspectives d'harmonie sociale (selon nous, de plus en plus illusoires). Les singes ~t les perroquets déguisés en sociologues qui ,, invoquent Mao ou jurent par Castro ne font guère que ~ui~re des. modes exotiques et qu'avouer leur indigence intellectuelle, par trop in- ~ompati?le avec la idiscipline sociologique dont ils se reclament. Ils dénoncent la « société de con~ommation» sans savoir ce qu'ils disent, pour avoir eux-mêmes trop consommé de sottises prétentieuses et de logomachie indigeste que le Monde et ses succédanés leur fournissent à pleines colonnes, à pleines pages. En parlant du« rôle que joue la bêtise dans les révolutions», ~arx faisait allusion à des disciples de cette espece. Trente ans ont passé depuis que Bouglé écrivait déjà : « La sociologie est à la mode. Tout le monde en parle. Peu de gens savent ce que c'est ..» Les choses vont plutôt de mal en pis, tandis que la Sorbonne et ses annexes prodiguent leurs leçons de pseudo-sociologie pseudo-marxiste à des cancres qui, entretenus à grands frais par les contribuables, souillent les locaux et cassent le matériel, tout en exigeant des « créations d'emplois»? c'est-à-dire beaucoup de sinécures pour p~rasites. L~ ~lup~rt des étudiants qui ne se destinent pas a 1enseignement et seront inadaptables à l'économie, inscrits en sociologie en psychologi~, ,voire au~ lettres, ne pensent qu'à fa1re du cinema érotique, qu'à bêler d'ineptes chansons sans paroles ni musique, qu'à gratter mornementdela guitare, qu'à s'exhiberimpudemment d'une manière ou d'une autre, bref qu'à contribuer à la théâtromanie universelle. Que des désaxés ou des fumistes se croient malins en affichant leurs élucubrations néo-nihilistes cela ne tire pas tellement à conséquence : avant eux, Marinetti avait proposé d'incendier le Louvre Maïakovski préconisé de démolir Notre-Dam~ de Paris, mais ce ne fut que littérature. Les « exagérés» d:hier deviendront peut-être les modérés de demain et, dans leur âge mûr, riront de leur participation à l'équipée de 1968 : n'ont-ils pas en ~audelaire un antécédent illustre? Quelques annees avant la guerre de 1939, les étudiants de !'Oxford Union, club aristocratique, votaient une
B. SOUVARJNE résolution proclamant qu'en aucune circonstance ils ne se battraient pour la monarchie ni pour l'Angleterre; cela ne les a pas empêchés de se comporter vaillamment pendant le blilz d'Hitler. Le gouvernement a fini par donner raison à l'ensemble des étudiants qui font valoir de saines critiques et de judicieux projets réformateurs de l'éducation nationale parallèlement aux bagarres des enragés et aux surenchères d'idéologues en délire, mais nul ne soutiendra que ce résultat eût été atteint sans les violences qui ont forcé l'attention générale et secoué l'apathie des pouvoirs publics. Dans ce domaine comme en bien d'autres, la faillite de la cinquième République égale celle de la quatrième, les mêmes causes ayant produit de mêmes effets; toutes deux sont de même origine, ont craint la vérité comme la peste, ont méprisé toute considération morale, ont professé la même complaisance envers le stalinisme, nonobstant les querelles de boutiques électorales. La satisfaction des plus criants besoins de la vie universitaire et des institutions enseignantes, d'ordre humain et spirituel, a été renvoyée aux calendes grecques. Les dépenses énormes consenties depuis vingt ans, plus particulièrement depuis dix, pour l'éducation nationale, et dont les ministres font état pour se disculper, ne justifient en rien l'incurie qui a déterminé les révoltes récentes : ni les réf ormes essentielles ni les remèdes urgents ne relèvent de chapitres budgétaires. Le cas de la Sorbonne est très significatif, quand on constate la triste déchéance de cette institution vénérable depuis ce qu'en ont écrit Péguy furieux et Suarès ironique. Mais sur ce thème il y aurait trop à dire qui dépasserait la mesure du présent article. Il faudrait aussi aborder la situation des bibliothèques, qui atteste la méconnaissance totale des ministres à l'égard de la vraie culture. Il faudrait encore traiter du noyautage de tout le corps enseignant par ceux qu'un jeune anarchiste de Nanterre a qualifié de « crapules staliniennes» (la vérité, dit-on, sort de la bouche des enfants, donc des anarchistes qui conservent longtemps la candeur de l'enfance) : danger majeur et permanent dont personne, au gouvernement, ne se soucie. Il faudrait par conséquent crier enfin la vérité sur tout ce sur quoi notre establishment préfère garder le silence, et cela emplirait plusieurs fascicules du Contrat social. * * * POUR EN REVENIR à nos moutons, c'est-àdire à des veaux selon de Gaulle, veaux métamorphosés en lions quand ils obéissent au Général-Président, et si rebutant que soit le sujet suivant, il y a lieu d'accorder avec résignation quelques lignes au théoricien américain brus~uement découvert par le Monde et ses satellites qui, ne reculant devant rien, le placent de pair avec Marx, comme idéologue, et avec Mao, peut-être pour la nage. Auteur de livres BibliotecaGino Bianco 99 que les snobs viennent seulement de découvrir et que les émeutiers de Mai n'avaient pas lus, M. Herbert Marcuse aurait annoncé, paraît-il, que le prolétariat n'a nulle vocation d'accomplir la révolution prolétarienne. En quoi il mérite approbation entière, toutefois sous réserve qu'il enfonce une porte ouverte, car des remarques analogues ont devancé la sienne depuis plus d'un siècle. Blanqui, d'abord, spéculait sur les déclassés' non sur le prolétariat en tant que classe, pour réaliser la révolution de ses rêves, et Bakounine, ensuite, à cette même fin, comptait sur les moujiks sans terre, voire sur les échappés de prison et les repris de justice. Plus tard Bernstein, marxiste conséquent, voyait aussi en observant les faits que le prolétariat préférait les réformes à la révolution et, en bonne logique, renonçait au schéma révolutionnaire pour amorcer le révisionnisme. A son tour, Lénine adopta la thèse de Bernstein sur l'inclination naturelle du prolétariat au trade-unionisme, mais à l'inverse de Bernstein il concluait à la nécessité de former des révolutionnaires professionnels pour faire la révolution quand même, quitte à lui coller l'étiquette prolétarienne. Partant de la même prémisse, M. Marcuse, lui, mise sur des intellectuels sans emploi et sur des étudiants sans avenir, sur de petites catégories de désespérés porteurs d'espoir, sauf erreur de notre part; et sans nier l'existence là d'une pépinière de révoltés, il ne s'ensuit nullement la révolution sociale comme corollaire : tout au plus du chambard aisément réprimé par les gendarmes. Retenons encore un propos lyrique de M. Marcuse dans une interview où, questionné sur l'exemple révolutionnaire répondant le mieux à ses vues ou à ses vœux, il répondit par un « Cuba» laconique, comme si le devenir des nations industrielles pouvait être de raser leurs usines pour planter des ananas à la place, et de la canne à sucre (puisque M. Marcuse ne nie pas le rapport de l'économie à la politique). A part cela le professeur américain tient sur certains points des réflexions très raisonnables qui ne cadrent nullement avec son utopie, mais on ne voit guère la relation avec les pavés extraits du boulevard Saint-Michel. Le boucan orchestré autour de sa personne ne décèle que l'abaissement de l'intelligentsia bourgeoise, incapable de répondre aux inquiétudes intellectuelles et morales de la génération montante dont les avocats improvisés se plaisent, un peu tard, à souligner l'angoisse économique. On ne voit pas non plus la relation de cause à effet entre les théories abstraites d'idéoloaues novices ou les desiderata légitimes des étudiants et les sabotages odieux, les dévastations commises sciemment entre autres à la faculté de Nanterre et à l'hôpital Sainte-Anne : précieux instruments scientifiques martelés, lél(,phones arrachés, documentation irrc1nplaçablc 1naculée, murs et planchers souillés, grafTili obscènes, etc.
100 La description de ces méfaits et forfaits provoque la nausée, outre l'indignation envers les autorités assez nulles, assez irresponsables pour laisser faire, laisser passer de telles ignominies. La Sorbonne et l'Odéon, quoique à un degré moindre, n'ont pas offert un tableau particulièrement réconfortant aux hommes chargés très tard du double nettoyage : la place manque ici pour noter les détails écœurants qu'en ont rapportés les témoins. Ce sont les contribuables qui vont payer la casse, comme ils couvriront les pertes immenses causées par les grèves à l'économie française. Les parvenus du stalinisme ont beau jeu à s'en disculper et à poser au parti « de l'ordre et de la sagesse» sous les plis du drapeau tricolore. Leur imposture ne saurait tromper que des dupes bénévoles ou prédestinées, car s'il est vrai que la situation en ce printemps de 1968 ne leur a pas parue révolutionnaire, s'ils n'ont espéré que parvenir au pouvoir en partage par des voies presque légales, leur responsabilité initiale et consécutive dans l'immoralité et l'instabilité politiques où se débat la France n'en reste pas moins criante, comme ressort à l'évidence leur responsabilité directe par compétition dans l'épisode de guerre civile qui a secoué le régime sur ses bases. Tandis que les étudiants de Paris, puis de province, imitaient en lesdépassant ceux d'Amérique, ceux de Berkeley et de Columbia, imitaient ceux de Berlin et d'ailleurs, les ouvriers de plusieurs entreprises qui n'avaient pas perdu le souvenir des occupations d'usines en 1936, elles-mêmes imitées d'improvisations qui eurent lieu en Italie après la première guerre mondiale, ont imité l'occupation de la Sorbonne et de l'Odéon en occupant à leur tour leurs lieux de travail. Nouveau chapitre aux Lois de l'imitation de Tarde. Le parti communiste, maître de la plus forte organisation syndicale, ne pouvait plus ne pas entrer en scène, tant pour ne pas se tenir à l'écart de l'agitation révolutionnaire que pour s'assurer la direction d'un mouvement qui gagnait spontanément et s'enflait de proche en proche. L'occasion était inespérée pour les travailleurs de faire aboutir leurs revendications de toutes sortes longtemps refoulées par le pouvoir gouvernemental, et alors que ce pouvoir révélait au Quartier Latin son impuissance. La rage du parti des fusilleurs contre les « groupuscules» ultra-gauchistes qu'il n'a pas encore licence de fusiller devait se traduire en surenchère d'action plus ample et imposante, mieux ordonnée aussi, manifestant une volonté de ne pas se laisser supplanter par une concurrence imprévue dans la crise qui ouvrait de si vastes perspectives. D'où la transformation de la subversion universitaire en une subversion sociale bientôt « politisée». Déjà les étudiants, à l'imitation du slogan américain « pouvoir noir», avançaient celui de « pouvoir étudiant», imité à son tour en « pouvoir syndical» par des syndiqués en rupture de discipline. Toujours les lois de l'imitation. Il . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fallait réaffirmer la précellence du pouvoir communiste sous le masque de« la gauche au pouvoir» en attendant de jeter ce masque, de même que les bolchéviks en 1917 avaient prôné« tout le pouvoir aux soviets» pour en venir à accaparer en exclusivité tout le pouvoir. Afin de ne pas se laisser dépasser, puis déborder, et alors que leurs syndicats avaient obtenu gain de cause, les communistes durent selon la logique interne de leur « appareil» de guerre civile, patiemment construit depuis plus d'un quart de siècle, donner le maximum d'envergure à un mouvement plus ou moins spontané à l'origine, en tout cas ayant démarré sans eux, et lui imprimer ensuite une allure politique : la marche au pouvoir. Ils espéraient aboutir sans coup férir, ils ont dû battre en retraite quand de Gaulle leur a signifié qu'il faudrait en découdre. Ici s'est révélée une fois de plus l'ironie de l'histoire. Les communistes qui pratiquaient depuis quelques années la maxime de Millerand, « ayons peur de faire peur», ont néanmoins fait peur malgré eux à une large fraction de leurs électeurs, peut-être surtout de leurs électrices. Le parti de l'ordre qui les tenait pour « des Français comme les autres» a brusquement changé ~'avis et, au moins pour la durée d'une campagne électorale, leur a prêté des desseins illégaux et «totalitaires». Mais la manœuvre ayant réussi, aucun problème réel n'est résolu, les maux profonds dont souffre la France subsistent, et les maîtres de l'heure ne pensent nullement à la cure de vérité et de civisme qui s'impose. Barrès avait dit après la victoire de 1918 : « Tous les mérites dateront de la guerre.» Pour de Gaulle, tous les mérites devaient dater de la « résistance». Or le miracle de la multiplication des résistants, en d'autres termes le mensonge du résistantialisme*, est à l'origine de la quatrième comme de la cinquième République, et l'on en a vu, l'on n'a pas fini d'en voir les conséquences. Il a été permis aux tenants du pacte de Staline avec Hitler de se déguiser en patriotes; leur volteface éhontée dès la guerre germano-soviétique, contrastant avec leur attitude complice du nazisme quand la France fut envahie et piétinée par l'ennemi, a été sottement interprétée comme une conversion aux principes démocratiques. Du mensonge initial ont découlé d'autres mensonges en série qui infectent la vie française jusqu'à donner droit de cité à l'abjection maolinesque. Les communistes, leurs satellites, leurs alliés, leurs courtisans, leurs mercenaires, leurs domestiques sont embusqués partout dans l'administration, les services publics, le corps enseignanl, la presse, l'édition, la radio, la * L'auteur de l'article se sent qualifié pour employer à bon escient ce néologisme qu'il a forgé en 1945, et qui fut mal accueilli par les profiteurs visés, les parvenus de la politique et de la presse qui tiennent le haut du pavé en France,
B. SOUVARJNE télévision, le théâtre, le cinéma, partout où se concentrent les moyens d'intoxiquer l'opinion publique. Le jour vient tôt ou tard où les effets s'en font sentir, quand la discorde politique et sociale revêt l'intensité de la guerre civile. * * * U NE ACCALMIE n'est pas une solution, ni une évolution, et rien ne dit qu'en France tout finisse par des élections. Personne ne pense sérieusement que la perturbation de ce printemps soit surmontée comme se dissipe un mauvais rêve. Le ministre de l'Intérieur appréhende, sans doute à tort, un prochain essai de «révolution d'Octobre», à tort car «ce qui arrive, c'est ce que personne n'avait prévu», a écrit pertinemment Engels; mais qui donc a menti effrontément, a trompé systématiquement le public, a bourré le crâne des jeunes lors du récent cinquantenaire de l'Octobre russe, sinon la Radio-Télévision aux ordres du pouvoir (sans parler de la presse bourgeoise malpropre, infestée de serviteurs du despotisme oriental)? Le Général-Président détient, dit-on, un remède radical à la « société de consommation» honnie par les émeutiers de Mai, remède qui se résume dans le terme magique de « participation» et dont le contenu serait l'« association du capital et du travail» que les parties intéressées repoussent. Avant d'en savoir plus long, observons que la principale consommation à réprouver serait celle des mensonges et des imbécillités que distribue à profusion la presse bourgeoise, à commencer par le Monde dont les apologies écœurantes de la chienlit chinoise sont pour beaucoup dans la« chienlit» parisienne dénoncée par de Gaulle. On peut douter qu'en haut lieu quelqu'un se préoccupe de restreindre cette consommation dégoûtante qui n'a pas encore été interdite dans les établissements de l'État et qui dure toujours. Et que ces messieurs se proposent de compenser les pertes matérielles dues à une « poignée de meneurs», aux « groupuscules», autre ironie de l'histoire : avant de pouvoir évaluer approximativement le coût d'un mois de guerre civile, on n'ignore pas que la France a perdu en un trimestre un tiers de son encaisse en or et en monnaies de change (plus de 2 milliards de dollars); que le manque en production se chiffre à 15 milliards de francs nouveaux, le déficil budgétaire à quelque 13 milliards de ces francs, l'augmentalion immédiate des impôts et laxes à 2 milliards et demi, l'accroissement des salaires à 20 milliards. Dira-t-on après cela que « l'incident esl clos»? L'alourdisse1ncnt des exigences fiscales, la hausse des prix et l'inflation ne font que reparler des échéances inéluctables. La « parlicipalion » qui s'élabore dans les coulisses élyséennes fait jaser les augures, mais reste énigmatique en attendant d'être sou1nise à référendum, lequel, comme les précédcn ls, consistera en une alternative : l'approbation ou BibliotecaGino Bianco 101 le chaos. Le ministre de la Justice ne craint pas de révéler que« de Gaulle est le Castro français», ce qui signifie, si les mots ont un sens, qu'une certaine variété de communisme est promise à la France. D'autre part, la presse de l'Espagne franquiste nous apprend (11 juin) que « de Gaulle découvre la Phalange», que la participation partage avec le phalangisme « la conception de l'entreprise», que les paroles du GénéralPrésident « ressemblent chaque jour davantage aux discours que le général Franco répète inlassablement depuis trente ans». Ces références disparates à Castro et à Franco ont de quoi rendre le Français moyen perplexe, même le Français au-dessus de la moyenne. Il faut donc s'armer de patience : de Gaulle a son secret, le chef a son mystère, un très vaste dessein depuis longtemps conçu; selon son habitude il en fait son affaire, mais la France qui vote n'en a jamais rien su. Pour qui pense avec Saint-Simon et Auguste Comte que la société est avant tout un système d'« idées morales communes», la participation ne sera pas le remède , dont la France resse_nt le besoin, pas plus qu aucun ersatz de marxisme avançant la primauté de l'économique. Même sans suivre à la lettre Auguste Comte quand il souligne la nécessité d'une réforme intellectuelle et morale préalable à la réforme sociale, ce qu'admettait Renan dans son écrit fameux de 1871, il est permis de douter que la participation en projet apaise les passions perverties par les poisons de l'intelligence et débridées par une politique sans scrupules. A court terme, la plus pressante question qui se pose rappelle le mot de Lénine sur la révolution russe de 1905 qu'il regardait après coup comme la« répétition générale» de celle de 1917 : il s'agit à présent de savoir si les« événéments » de Mai auront été une répétition générale pour les uns ou pour les autres. B. SouvARINE. Post-scriptum Article écrit loin de Paris, dans des conditions inhabituelles, la plupart des allusions et citations étant de mémoire, mais fidèles au sens. Nul n'y trouvera trace de << structure >>, de << dialogue >> ni de << contestation >>, rien de l'écœurant jargon à la mode. On n'a pu ici qu'effleurer les principaux aspects de la guerre civile, avec l'espoir qu'un de nos collaborateurs universitaires traite ultérieurement des affaires de sa compétence comme Raymond Aron et Pierre Gaxotte l'ont fait dans le Figaro. Le désastre économique nous dépasse, dont le Bulletin de Paris nous apprend qu'il est comparable à la défaite milita!re de 1940, et la pagaille dans l'Église exigerait une étude à part. On regrette de n'avoir pu citer l'article si pertinent de Gilbert Co1ntc paru dans le Monde du 4 juillet, cet organe officieux de. toutes les chienlits cl des guérilleros de tout poil ayant accordé une parcitnonieuse hospitalité à de très rares collaborateurs aussi occasionnels qu'estimables, en bonne n1aison de co1n1nerce qui sait élargir sa clientèle.
LE VIOL DE LA TCHÉCOSLOV AQ!IIE par Paul Barton L'ARTICLE CI-APRÈS était depuis deux mois et quelque à l'imprimerie quand Brejnev et c10 , à l'imitation d'Hitler dont leur maître Staline fut sans vergogne le complice pour attaquer la Pologne en 1939 et déchaîner la deuxième guerre mondiale, ont machiné l'invasion de la Tchécoslovaquie où, depuis le 20 août, une soldatesque de 650.000 hommes impose l'ordre qui règne à Varsovie. L'article est dépassé, mais n'a rien perdu de sa valeur. On a eu juste le temps de lui ajouter, en le précédant de par les exigences de l'actualité, ces quelques notes. Le Contrat social n'a cessé d'exposer, d'explipliquer et de prouver, contre les illusionnistes et les faux experts, sans parler des politiciens pervertis et des publicistes vendus, que le communisme transmué en stalinisme n'a pas changé de nature en prenant de nouveaux aspects et en renouvelant quelque peu ses méthodes : le viol de la Tchécoslovaquie en apporte, douze ans après les tueries de Budapest, une nouvelle démonstration éclatante et tragique. Un demi-siècle après la révolution d'Octobre, le régime pseudo-soviétique se montre égal à lui-même en écrasant sous les roues de ses chars d'assaut une nation paisible qui s'affirmait communiste à sa manière, comme il avait jadis conquis par la force des_armes la Géorgie soci~liste et les autres républiques du Caucase, puis les pays musulmans d'Asie centrale, plus tard les Etats baltes et d'autres territoires. Une fois de plus, devant le monde entier impuissant par inconscience mais sourdement écœuré, se déploie impudemment le seul impérialisme en expansion ayant survécu aux deux guerres mondiales, l'impérialisme sous le masque du communisme. Et une fois encore, à la manière d'Hitler, les criminels de guerre entourent leur crime de mensonges éhontés, d'apologies insolentes. Alors que la faible Tchécoslovaquie était seule à cher- · BibliotecaGino Bianco cher sa voie, aspirant à un avenir meilleur, n'ayant pour se réconforter que l'appui moral tout platonique de deux petits Etats communistes, la Yougoslavie et la Roumanie, les parvenus du stalinisme l'accusent de connivence avec des« impérialismes» imaginaires, de menées contre-révolutionnaires et autres inventions aussi abjectes. Il ne leur suffit pas d'abuser de la violence pour briser des communistes qui manifestent des velléités libérales, ils ne reculent devant rien pour les salir et les discréditer. On rapporte cette parole du malheureux Alexandre Dubcek perdant ses dernières illusions : « Comment ont-ils pu me faire cela à moi? J'ai dévoué ma vie entière à la coopération avec l'Union soviétique. C'est une profonde tragédie personnelle.» A ce moment, pensait-il à la tragédie personnelle d' Imre Nagy et du général Maleter, traîtreusement capturés et lâchement assassinés par Khrouchtchev et Kadar? « L'Occident pourri » a vite classé leur supplice aux archives, ainsi que toute la tragédie hongroise brochant sur tant de tragédies personnelles. D'autres que Dubcek avaient dévoué leur vie entière au communisme et au régime soviétique, d'autres· qui s'appelaient Trotski, Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Racovski, Piatakov, Rykov, et des milliers, des milliers d'autres que Staline et ses Brejnev, ses Kossyguine, ses Souslov et consorts ont voué à une mort ignominieuse. Le grand savant russe André Sakharov, écrivant al\ nom d'une élite intellectuelle qui résiste stoïquement au stalinisme de nos jours, ne craint pas de souligner les traits communs à Hjtler et à Staline, avant de rappeler dans son « Essai » qui circule à Moscou sous le manteau (New York Times du 22 juillet) : « Rien qu'en 1936-39, plus d'un million deux cent mille membres du Parti, la moitié du nombre total, furent arrêtés. Cinquante mille seulement ont recouvré la liberté : les autres ont été torturés durant les interrogatoires ou fusillés
P. BARTON (600 000), ou ont péri dans les camps.» Ceux-là aussi avaient dévoué leur vie entière au communisme et au régime soviétique. Sakharov dit encore, dans son epoch-making « Essai» que le Monde et le Figaro ont eu bien soin d'escamoter:« Au moins dix à quinze millions de gens ont péri dans les chambres de tortures du N.K.V.D., soit de tortures, soit d'exécutions, dans les camps de koulaks déportés, de prétendus demi-koulaks et membres de leurs familles (...), camps qui furent en fait les prototypes des camps fascistes [nazis] de la mort et où, par exemple, des milliers de prisonniers ont été tués à la mitrailleuse sous prétexte de surpeuplement ou par suite d'ordres spéciaux ...» Ces chiffres effrayants sont encore au-dessous de la sinistre réalité, mais ne confirment-ils pas ce que le Contrat social a essayé, en vain, de faire connaître en France où la mode littéraire, journalistique, radiophonique, télévisuelle, théâtrale, cinématographique et politicienne de « l'Occident pourri» exalte toutes les variantes du stalinisme, qu'elles se réclament de Mao, de Castro, de Guevara ou d'Ho Chi Minh? En vérité, le plus étonnant est encore l'étonnement de Dubcek et sans doute de ses compagnons d'infortune. Pour comble de dégoût, il faut subir maintenant les« réprobations» hypocrites de gens, de partis et de journaux qui ont approuvé ou excusé jusqu'à présent les pires stalineries et font semblant aujourd'hui de regretter l'agression soviétique contre la Tchécoslovaquie, les uns sans rompre pour autant leur complicité foncière avec les agresseurs, les autres sans renoncer à leurs complaisances envers un pouvoir si riche et puissant. Déjà on avait dû supporter, après le discours secret de Khrouchtchev en 1956, les simagrées des« crapules staliniennes» qui, du bout des lèvres ou de la plume, s'étaient prudemment désolidarisées des menues « erreurs » de Staline. On aura tout vu, et le contraire de tout. Il est clair que le Politbureau soviétique spécule sur la félonie des uns, la facuité d'oubli des autres, l'indifférence ou la lassitude du plus grand nombre. Il n'a pas tort de se référer au précédent de la Hongrie pour penser que l'affaire tchécoslovaque sera vite considérée comme de l'histoire ancienne et que ceux qui persisteront à la prendre au sérieux seront derechef regardés comme des fauteurs de guerre atomique, voire des responsables de la guerre froide (le Monde n'y manquera pas, non plus que ses satellites). En outre l'impérialisme soviétique a des moyens de diversion et tient en réserve plus d'un mauvais coup qui détournerait de l,aTchécoslovaquie l'attention universelle. Déjà il alimente plusieurs guerres atroces, tant au Proche et Moyen-Orient qu'en Afrique; il a armé l'Irak contre les Kurdes (par sympathie pour l'Islam?}, l'Egypte contre le Yémen (pour l'amour des Arabes?), l'Inde contre le Pakistan (et vice BibliotecaGino Bianco 103 versa), il arme l'Algérie (contre qui?), il arme le Nigéria contre les Ibos du Biafra, il arme enfin tous les Etats arabes ou musulmans contre Israël. C'est de Moscou que doit partir le signal de la ruée dévastatrice et exterminatrice promise au minuscule Etat hébreu par les nazis du Caire et de Damas, de Bagdad et d'Alger, que le Monde et ses pareils font passer pour des « marxistes ». Il est notoire que des équipes hitlériennes et staliniennes collaborent intimement au Caire avec les nazis du panarabisme pour en finir avec Israël, le rayer de la carte et en anéantir la population. Un armement soviétique formidable, en partie d'origine tchèque, s'accumule à cet effet tout autour de la Méditerranée orientale et méridionale. La dérision nuisible dénommée par antiphrase Nations Unies, qui abrite les manigances soviétiques et couvre les agissements arabes, ne sait que condamner d'avance la victime de la prochaine agression impérialiste soviéto-panarabe. Feu la Société des Nations, au moins, avait exclu le gouvernement de Staline après son attaque perfide contre la Finlande. Fait significatif, parmi les rares approbations du deuxième mauvais coup de Prague figurent, outre celle de l'inévitable Ho Chi Minh, stalinien indécrottable, celles de trois Etats « arabes», Egypte, Irak et Syrie, étroitement liés à_ l'Union soviétique contre Israël. Ce que nous avons ici toujours dit se confirme encore à la lecture du mémorable« Essai» de Sakharov qui non seulement apparente Staline à Hitler, les communistes aux nazis, mais quoique mal informé sur ce point de politique extérieure dénonce, pour qui sait lire, la responsabilité directe de Moscou dans l'état des choses au Proche-Orient. L'absolution accordée par les démocraties séniles aux assassins d' Imre Nagy et de Maleter, aux massacreurs des ouvriers et des étudiants de Budapest, a prédéterminé le sort de Dubcek et de la Tchécoslovaquie. Selon la réaction occidentale au malheur tchécoslovaque, le destin de l'Etat d'Israël sera mis en question par l'impérialisme auquel sont permises toutes les initiatives, tant par les Nations Unies que par les « puissances » impuissantes. On ne méconnaît pas dans notre revue, de Budapest en 1956 à Prague en 1968, les différences de temps et de circonstances, non plus que l'évolution des données internationales. Il n'y a pas eu d'insurrection en Tchécoslovaquie, ni même de tendances séparatrices décelables par rapport au domaine colonial de l'Empire soviétique. V ne soixantaine de divisions dépassent largement la mesure éventuellement nécessaire à dissuader de tou le résistance un peuple pris à l'improviste, dépourvu d'organisation pour combattre et peu enclin à se sacrifier sans objectif accessible. Un bain de sang
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