Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

78 régions conquises par les Arabes et qui avaient fait partie de l'Empire de Byzance ainsi que de l'Empire iranien des Sassanides. C'est là qu'il trouve la genèse et la première explication des crises qui allaient secouer la société dans les nouveaux domaines des califes. L'invasion arabe avait fait dévier ou avait renforcé les tendances qui se manifestaient d-ans l'Orient médiéval à ses débuts, mais ne les avait pas vraiment provoquées : elles se développaient déjà depuis des générations. De même, en étudiant (au chapitre I) le monde de l'Arabie préislamique avec ses variations locales, sociales et économiques, l'auteur brosse un tableau qui est loin de la simplicité idyllique d'une société de Bédouins nomades. Pour lui, la formation de l'islam reflète surtout le développement du mercantilisme dans les quel-. ques centres urbains de la péninsule, La Mecque en particulier (chapitre II). Cette interprétation avait déjà été celle d'Henri Lammens, quoique Béliaev le critique ailleurs, assez injustement, en l'attaquant ad hominem pour ce qu'il pense être son préjugé à l'égard de l'islam (Lammens ~tait, en effet, membre du clergé catholique). Quant aux razzias victorieuses des Arabes, qui étendirent au loin le pouvoir des califes (chapitre III), elles ne sauraient s'expliquer par les prouesses de Bédouins inspirés par le fanatisme musulman. Ainsi que Béliaev le souligne, ces nomades qui formaient le gros des envahisseurs n'étaient pas eux-mêmes membres de l' oumma (la « communauté » des fidèles) et ne pouvaient avoir qu'une vague idée de ce qu'était l'islam, alors à peine définj. D'autre part, les dirigeants arabes, riches marchands de La Mecque pour la plupart, n'étaient guère enclins au prosélytisme. Pour eux, l'islam était un moyen de perpétuer en tous lieux leurs propres privilèges, ainsi .queceux des anciens« compagnons » de Mahomet et de ses« auxiliaires » d_eMédine, et ceux de l'aristocratie tribale parmi les Bédouins. Les principaux facteurs dans les succès inattendus et rapides des conquérants arabes, ainsi que dans le développement subséquent, les schismes, l'expansion sociale de l'islam en tant que grande religion internationale divisée en sectes rivales, ne devraient pas être cherchés en Arabie même, mais dans les pays avoisinants, de civilisation plus avancée. Là aussi Béliaev ne dit rien de bien nouveau, mais il le dit avec une netteté particulière. L'épuisement complet des Empires byzantin et iranien après leur duel séculaire rendit facile la victoire des Arabes; l'hostilité des indigènes de Syrie et d'Egypte à l'égard de la tyrannie d'une Byzance . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL orthodoxe la rendit inévitable. Au début, les chrétiens syriens et égyptiens considérèrent les envahisseurs en alliés plutôt qu'en ennemis; et c'est cela qui semble avoir été le facteur principal dans l'ascension du califat des Oméyyades (chapitre IV), dont la capitale était Damas et dont la force militaire reposait sur les tribus des Kelbites. Ceux-ci, quoique d'origine arabique, étaient établis depuis longtemps sur les frontières de Syrie, à titre de vassaux et d'auxiliaires de Byzance. Ils s'étaient rallié_s dès le début aux conquérants musulmans, tout en restant très souvent chrétiens eux-mêmes. Ces vues, communes à Lammens, à Béliaev et à bien d'autres, ne sont d'ailleurs pas en contradiction avec l'historiographie musulmane traditionnelle, qui devait se farmer sous les Abbassides, dans un milieu irako-iranien hostile aux Oméyyades - califes d'une légitimité douteuse, et tièdes musulmans. Cela peut 8embler un paradoxe, mais ce ne sont pas les Arabes qui imposèrent l'islam au Proche-Orient. Leur politique était d'exploiter les pays conquis, non de les convertir. D'ailleurs, le cadre étroit des tribus arabe·s ne se prêtait guère au prosélytisme, et des considérations fiscales s'y opposaient également. (Du moins en principe, les convertis comme les musulmans d'origine étaient exempts de certains impôts.) En tant que mouvement de masse, l'islam se développa assez spontanément parmi les peuples sujets, qui en firent l'instrument de leurs revendications sociales et ethniques, et tâchèrent par ce moyen d'arracher le pouvoir à une classe dirigeante arabe parasitaire. C'est là un point sur lequel Béliaev insiste beaucoup. La destruction du califat oméyyade au milieu du VIIIe siècle, suivie de la formation du califat abbasside de Bagdad centré sur l'Irak et soutenu par l'Iran (chapitre V), fut un triomphe pour les maouâli, les anciens « clients » des Arabes, c'est-à-dire les indigènes convertis à l'islam. Ce fut aussi un compromis - peu stable, il est vrai, et peu durable - entre la majorité iranienne et cette partie de l'aristocratie arabe qui s'essayait maintenant à établir un Empire musul- . man, incompatible avec le régime tribal des Arabes. A certains égards, il s'agissait d'une renaissance de l'ancien Empire iranien des Sassanides 'sous une forme nouvelle. Les califes ne furent souvent qu'un jouet aux mains de leurs ministres iraniens, puis (dès le IXe siècle) aux mains de troupes et de commandants désormais turcs. Deux siècles après Mahomet, la prépondérance politique des Arabes tirait à sa fin.

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