M. BODY Par contre, l'auteur a ajouté à son « avantpropos » un copieux appendice où, répondant sans le nommer à Pierre Lavrov, lequel préconisait d'instruire le peuple avant de le lancer dans l'insurrection, il analyse la mentalité du peupl<!russe, ses aspirations et même son idéal révolutionnaire : Il y a dans le peuple russe, à l'échelle la plus large, deux facteurs que nous pouvons considérer comme les conditions préalables de la révolution sociale. Ce peuple a toutes les raisons de se targuer d'une misère extrême et d'une servitude qui est un modèle du genre. Ses souffrances sont infinies et il ne les supporte point avec patience et résignation, mais avec un profond et farouche désespoir qui, deux fois dans l'histoire, s'est traduit par d'effroyables explosions populaires : la révolte de Stenka Razine et celle de Pougatchev, et qui, aujourd'hui encore, ne cesse de s'exprimer dans de continuelles émeutes paysannes. Etant donné ces deux facteurs, une question se pose : Qu'est-ce donc qui empêche le peaple russe de faire une révolution victorieuse? Estce l'absence d'un idéal commun? Il est clair que si le peuple ne façonne pas de luimême cet idéal, nul ne sera en mesure de le lui donner. On ne peut, en effet, donner à l'individu, à la société ou au peuple ce qui n'existe pas en eux non seulement en germe, mais encore développé jusqu'à un certain degré. (...) Cet idéal existe-t-il dans la conception du peuple russe ? Il existe, cela n'est pas douteux, et point n'est besoin même d'analyser profondément la conscience historique de notre peuple pour en définir les traits fondamentaux. Le premier et le principal de ces traits, c'est la conviction partagée par le peuple entier que la terre, cette terre arrosée de sa sueur et fécondée par son labeur, lui appartient intégralement. Le deuxième, non moins important, c'est encore la conviction que le droit à la jouissance du sol appartient non pas à l'individu, mais à la communauté rurale tout entière, au mir, qui répartit la terre, à titre temporaire, entre les membres de la communauté. Le troisième de ces traits, d'une importance égale à celle des deux précédents, c'est l'autonomie quasi absolue en même temps que la gestion communautaire du mir et, par conséquent, l'hostilité manifeste de ce dernier envers l'Etat. Mais ces trois traits fondamentaux qui caractérisent l'idéal du peuple russe sont obscurcis par trois autres, à savoir : l'état patriarcal du peuple, l'absorption de l'individu par le mir, la confiance dans le tsar. On pourrait y ajouter encore un autre fait : la religion chrétienne. Et Bakounine examine l'action que ces quatre traits négatifs exercent sur la mentalité du peuple russe. A propos de l'Eglise, un parallèle imagé : L'Eglise est pour le peuple un genre de cabaret des cieux comme le cabaret est un genre d'église œleste sur la terre; à l'église comme au cabaret, le peuple oublie, ne f0t<e qu'un instant, la faim, l'oppression, les humiliations et essaie d'apaiser la senBiblioteca Gino Bianco 75 sation de sa misère quotidienne tantôt par une croyance insensée, tantôt par le vin. L'un et l'autre se valent. Mais là encore, Bakounine s'en prend aux doctrinaires qui croient que l'on peut supprimer le sentiment religieux par de la propagande abstraite. Il y a un autre trait de la mentalité russe dont on peut dire qu'il a de nos jours à peine changé, sinon pour se durcir : Notre peuple déteste profondément et passionnément l'Etat et tous ceux qui, sous quelque forme que ce soit, le représentent à ses yeux. ( ...) L'Etat écrasa et corrompit sans retour la communauté rurale russe déjà suffisamment viciée par son système patriarcal. (...) Dans ces conditions, les derniers vestiges de justice, de vérité et de simple humanité, finirent par disparaître des communautés rurales ruinées au surplus par la taille et les corvées et littéralement écrasées par l'arbitraire des autorités. Plus que jamais, le brigandage devint la seule issue pour l'individu et le soulèvement général, la révolution, pour le peuple tout entier. Faisant allusion aux deux courants qui, en 1872-1873, opposaient dans les milieux de l'émigration russe à Genève ses adeptes aux partisans de Pierre Lavrov, Bakounine montrera ce que, selon lui, la jeunesse révolutionnaire socialiste russe de cette époque doit entreprendre : Dans cette situation que peut faire notre prolétariat intellectuel, la jeunesse révolutionnaire-socialiste russe, intègre, sincère et dévouée à l'extrême ? Elle doit indubitablement aller au peuple, parce qu'aujourd'hui partout dans le monde, mais surtout en Russie, en dehors du peuple, en dehors des millions et des 'millions de prolétaires, il n'y a plus ni existence, ni cause, ni avenir. A l'heure actuelle, après le malheureux épilogue de l'aventure Netchaev, les avis, semble-t-il, sont chez 'nous très partagés ; mais de la confusion générale des idées, deux tendances principales et diamétralement opposées se détachent dès maintenant. L'une, de caractère plus pacifique, penche pour l'action préparatoire ; 'l'autre, favorable aux mouvements insurrectionnels, 'tend directement à mettre le peuple en état de se défendre. Parlant des adeptes de la première tendance, « résolus à aller au peuple pour partager fraternellement ses misères en même temps que pour l'instruire et le préparer à l'action », il ne cache pas son scepticisme : Ces instigateurs espèrent séduire les paysans par leur exemple et surtout par les avantages qu'ils at tendent de l'organisation du travail collectif ; c'est le même espoir que nourrissait Cabet quand, après l'échec de la révolution de 1848, il partit, avec ses icariens, pour l'Amérique où il fonda sa NouvelleIcarie, dont l'existence fut éphémère ; or il faut dire que, pour le succès de ce genre d'expérience, le terrain américain convenait tout de même mieux que le terrain russe. En Amérique règne une complète liberté, tandis que dans notre Russie bénie règne... le tsar.
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